Mon Amour de l'An 2000 Georges Réveillac

 

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Chapitre 10 (Première partie)

La Guerre de Cent Ans

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(Si tu rencontres « Mômmanh », « existence », « besoin d'existence », va voir au chapitre 2)

Imagine que tu sois un pionnier de l'aéronautique et que ton avion tombe en panne en un lieu inconnu d'un désert dont tu ignores presque tout. Tu ne vois qu'une chance de survivre : marcher dans ce que tu suppose être la bonne direction aussi longtemps que tu n'as pas découvert des secours, jusque-là hypothétiques. Tant que ce moment n'est pas arrivé, es-tu en train de traverser le désert ?... ou bien de vivre tes derniers jours ?... Comment savoir ?...

« Tais-toi et marche ! »

Voilà dans quel genre d'univers nous avons dû chercher notre voie, en même temps si proches l'un de l'autre et tellement éloignés que le désespoir de jamais nous retrouver prenait souvent le dessus. Et, de surcroît, il fallut que la terre s'ouvrît sous nos pas : alors, nous réalisâmes enfin que nous faisions fausse route.

Si tu dois, toi aussi, entreprendre une traversée du désert ainsi que le font trop souvent les amants pour la vie, emporte avec toi et offrez à ta bien-aimée ce cadeau, fruit de notre douleur, plus précieux qu'un viatique : quelques balises pour trouver ton chemin.

Si nous les avions eues, notre Estelle chérie continuerait d'inventer son existence, comme le font les vivants, au lieu de n'être déjà plus qu'un esprit fossilisé, aussi brillant soit-il, précieuse flamme que nous portons avec ferveur, avant qu'elle ne soit réduite, comme nous tous, à un immuable autant qu'infime chaînon des futures inventions de la vie, un ténu baiser fantôme dont les gens de l'avenir se demanderont peut-être d'où il peut bien venir.

Ah oui, si nous avions su. Mais les regrets ne sont pas très nourrissants, à moins qu'ils ne génèrent de bonnes graines. Espérons que vous serez nombreux à faire fructifier celle-là.

Comme quoi nature et culture sont parfois en conflit.

Eh oui nous ne savions même pas ce qu'est l'amour ! Qu'à cela ne tienne ! Puisque Mômmanh nous a généreusement dotés en dispositions pour cet art, il nous aurait dû être facile d'y arriver rien qu'en suivant notre instinct. Mais non ! C'eut été beaucoup trop facile ! Car tu sais bien que les hommes se sont maintes fois évertués à corriger ces inclinations naturelles. Ils se sont tellement acharnés à étouffer l'amour que nous avons eu beaucoup de peine à le redécouvrir. Ce que Nature a fait, Culture a presque réussi à le défaire.

Bref, à l'instar de Roméo et Juliette, tout ce que nous connaissions au sujet de l'amour, c'est qu'il pouvait être merveilleux : voilà qui n'est pas mal, déjà. Mais nous n'avions appris ni pourquoi ni comment. Pour Roméo et Juliette, cette ignorance était sans importance puisque la société les fit mourir aussitôt après le coup de foudre. Puisque nous n'eûmes pas cette chance, il nous fallut bien poursuivre l'aventure jusqu'à sa conclusion.

C'était comme une belle cavale que nous savions chevaucher pour des promenades dont chacune était une exploration dans de riches contrées. Nous pouvions enfourcher la cavale, oui, mais quand elle tombait malade, nous étions incapables de la soigner. Et c'est ce qui nous arriva bien trop souvent. Nous n'étions même pas capables de lui donner à manger chaque jour.

Pourquoi les amants doivent-ils avoir les mêmes valeurs, mais pas nécessairement les mêmes goûts ?

Tu sais que l'amour est la fusion de deux existences complémentaires. Il demande que les deux amants aient des valeurs communes et qu'ils soient autant que possible les plus aptes à les réaliser ensemble, ces précieuses valeurs.

A supposer qu'ils ne partagent pas les mêmes passions, ils doivent au moins s'accorder dans ce domaine explosif. Si l'un est passionné de moto, il ne faut pas que l'autre regarde cela d'un air méprisant en poussant des soupirs.

Les goûts, les besoins et les aptitudes doivent s'accorder mieux que les pièces d'un puzzle. Si l'un aime l'aile du poulet et l'autre la cuisse, tout va bien. Si l'un étouffe dans son lit quand la fenêtre est fermée alors que l'autre ne peut dormir quand elle est ouverte, il y a un gros problème à résoudre.

Les valeurs morales sont engendrées par l'idéologie. Donc, il faut que les deux amants partagent la même.

Je sais, un(e) catholique et un(e) musulman(e) peuvent s'aimer profondément et durablement, mais il faut pour cela que leurs convictions religieuses ne comptent pratiquement plus pour eux et que leur idéologie personnelle soit ailleurs. Ainsi, dans la mesure où ils tiennent beaucoup plus à la liberté et à la science qu'aux vestiges de leur religion, ils pourront s'aimer durablement.
C'est pourquoi il nous faut maintenant affiner le concept d'idéologie. Nous avons vu dans le chapitre 2 que l'idéologie définit les grandes règles de l'existence, surtout celles qui doivent assurer la postérité. Or, il n'est pas possible que deux personnes aient strictement la même conception du monde et de ce qu'il faut faire pour assurer une bonne qualité d'existence aux hommes. Il suffit de voir comme on se dispute au sein des églises et des partis politiques. S'il y a tant d'idéologies, c'est que chacun se forge la sienne. Les idéologies personnelles sont comparables aux mains : elles peuvent se ressembler, mais chacune a ses empreintes uniques. Celles que nous appelons idéologies sont en réalité des familles idéologiques, des églises ou des chapelles selon le nombre de leurs adeptes : le catholicisme par exemple, ou l'idéal laïque français, le bouddhisme zen, le communisme, ou une autre quelconque des multiples familles, sans oublier les Témoins de Jéhovah, les Scientologues et autres Trotskistes.

Un seul exemple.

Si un homme est très attaché à son « moi-ici-maintenant », tout en respectant le souci de pérennité, son idéologie va inventer des règles de vie qui valorisent le plaisir égoïste. A l'inverse, l'homme très attaché à l'existence loin de l'ego sera très attaché à des règles de vie austères et altruistes. Je crois que ces deux modèles opposés auront du mal à s'unir dans l'amour, même s'ils partagent les mêmes convictions de base. Ainsi, deux catholiques, l'un très pieux et charitable, l'autre ne pensant qu'à la fête et aux plaisirs égoïstes : ces deux-là ne disposent pas d'un tronc commun idéologique suffisamment vigoureux pour construire un amour.

Et ceux qui appartiennent à des idéologies ennemies ? Encore moins.

Donc, nous supposons que nos deux amoureux, sans nécessairement appartenir à la même église, ont des idéologies personnelles suffisamment proches, un tronc commun idéologique, un grand panier de valeurs morales partagées.

Et les autres valeurs, alors ?... Eh bien oui, L'idéologie n'est pas tout. Il existe d'autres valeurs qui échappent à la morale. Ce sont, hors idéologie, les choses qui comptent beaucoup dans l'existence d'un individu, l'amour par exemple, ou le sport, ou la fidélité à la nature. Et que sais-je encore ?...
Ces valeurs, étrangères à la morale, il est bon que les amoureux les partagent aussi. Sinon, comment acceptera-t-elle qu'il passe la moitié de son temps à la chasse et à la pêche ?

Donc, des valeurs communes : les valeurs morales et les autres.

Mais dis-moi, n'arrive-t-il pas qu'un homme soit riche alors qu'il méprise l'argent ? Qu'une femme soit belle alors que la beauté ne l'intéresse pas ? Qu'un individu soit un travailleur assidu alors qu'il déteste le travail ? Mais si les qualités de l'être aimé qui nous séduisent sont sans intérêt pour lui, si elles ne sont qu'accidentelles, il les perdra d'autant plus aisément. Et l'amour s'en ira avec. Si je l'aime pour sa fortune alors que l'argent ne présente aucun intérêt pour lui, il risque fort de se ruiner. Alors : « Bye bye Mon Amour. Croyais-tu que je t'aimais pour tes beaux yeux ? ». Tandis que s'il aime l'argent lui aussi, il fera son possible pour rester riche, et désirable.

Justement, nous venons de toucher du doigt la principale raison de rechercher les valeurs communes : mieux vaut posséder une mine d'or qu'une pépite.

Sur cette base, il faut que l'un puisse offrir à l'autre les éléments d'existence dont il rêve, et réciproquement. Pour ce faire, il est parfois nécessaire qu'ils aient les mêmes goûts. Il ne faut pas que l'un aime dormir la fenêtre ouverte et l'autre la fenêtre fermée car tous leurs revenus s'en iraient chez le vitrier.

Mêmes goûts : voilà qui paraît en contradiction avec ce que nous avons affirmé précédemment. Alors ? Alors affinons.

Il est bon parfois que les goûts soient différents et d'autres fois qu'ils soient identiques, pourvu qu'ils s'accordent. Il est bon que l'un aime faire la cuisine, l'autre les pluches et la vaisselle, que l'un préfère l'aile et l'autre la cuisse. Mais il est mauvais que l'un ait cuisiné des cuisses de grenouilles quand celles-ci donnent des hauts-le-cœur à l'autre ou encore que tous les deux se disputent l'unique petite cervelle du poulet.

Enfin, il faut que leurs compétences s'accordent. Pour porter une table trop lourde, leurs forces vont s'ajouter. Pour préparer un voyage, leurs savoir-faire vont se compléter : l'un s'occupera de l'itinéraire, l'autre de la logistique, l'un fera les bagages pendant que l'autre préparera la voiture..

Supposons qu'ils aiment la musique : l'un joue du violon, l'autre apprécie, critique et applaudit. Et maintenant, ils ont envie de faire un beau jardin. C'est très simple. Ensemble, ils le conçoivent, sans trop se chamailler. Ensuite ils le réalisent : Olivier bêche, débroussaille, fauche, rafraîchit ses connaissances en horticulture... pendant qu'Amélie étudie l'art des jardins, plante, sème, sarcle, taille... et que les oiseaux chantent.

Ah ! J'allais oublier les méthodes.

Si les buts existentiels sont accordés alors que les moyens pour y parvenir sont en contradiction, il y a risque de rupture. Ainsi, Alice et Jacques aiment leurs enfants ; ils souhaitent leur épanouissement tous les deux. Mais pour atteindre ce but, Alice ne croit qu'en la discipline aveugle tandis que pour Jacques, la liberté absolue tout aussi aveugle est sacrée. Alors ?...

Quelle est la recette du grand amour ?

Pour résumer tout cela :

- Valeurs et méthodes existentielles communes.
- Passions et goûts accordés.
- Sexes et aptitudes complémentaires.

Telle est la formule de base du grand amour.

Et si elle ne fonctionnait pas, malgré tous les soins que nous lui avons consacrés ? Ce serait le signe que nous avons oublié quelque chose d'important.

Deux êtres humains sont d'une complexité telle qu'il leur est impossible d'être parfaitement accordés, loin s'en faut. Alors ? Alors, ils pourront quand même construire leur amour si chacun d'eux est capable de supporter tout ce qui lui apparaît comme un défaut chez l'autre.

Et surtout, surtout ! N'oublions pas ce que nous avons déjà vu lorsqu'il était question de « la foire aux amours », n'oublions pas la base : les grandes qualités existentielles sont aussi les plus demandées. Pour être aimé d'une fée qui, dans son panier, porte la beauté, l'intelligence, l'humour, la santé, l'énergie, la tendresse, et tout et tout..., il faut apporter soi-même beaucoup et même davantage, pour plus de sûreté. Plus tu auras de qualités, plus tes chances d'être aimé par une fée seront grandes.

Alors, n'oublie pas que l'amour exige que, tout au long de ta vie et sans faiblir, tu te hisses sur le piédestal de l'homme convoité, l'homme de valeur. C'est encore une ruse de Mômmanh pour nous grandir.

Reprenons donc :

- Sexes et aptitudes complémentaires. Ces qualités doivent être développées au plus haut niveau.
- Valeurs et méthodes existentielles communes.
- Passions et goûts accordés.
- Et, pour faire prendre la mayonnaise, que chacun soit capable de supporter les défauts de l'autre, les ratés de cette belle harmonie.

Telle doit être, enfin, la formule du grand amour. Laisse-moi quand même le temps de me mettre à l'abri avant de l'essayer.

Ah ! Une dernière chose. Quand tu voudras la mettre en pratique, cette fameuse recette, oublie-là. Tu ne vas quand même pas conduire ta voiture en tenant d'une main le manuel d'utilisation et le code de la route !

Bonne chance.

C'est dans le partage des rôles que notre désaccord était le plus irréductible : chacun de nous voulait absolument le rôle de chef

Souviens-toi : Jeanne tenait de sa mère la conviction qu'il ne faut jamais faire confiance à un homme. Il fallait même l'humilier de temps à autre pour éviter qu'il ne prenne le dessus et ne se trouve du même coup en mesure de satisfaire ses odieux penchants. La mère de Jeanne, la Paloma avait longuement médité cette question : outre la cruauté et l'injustice dont avait fait preuve son père chéri, l'homme se laissait facilement démolir par toutes sortes de vices tels que l'alcoolisme, les perversions sexuelles, le jeu...

A cet enseignement de sa mère, Jeanne ajoutait d'autres raisons de vouloir à tout prix diriger la symphonie d'amour. Tout d'abord, sa forte personnalité réclamait la place de tête. Enfin, l'influence du féminisme était grande.

Pourquoi cette tendance des opprimés libérés à devenir des oppresseurs ?

Il y a, suite à n'importe quelle libération, cette tendance des êtres nouvellement libérés à vouloir goûter d'abord tout ce qui leur était interdit jusque-là. Emportés par l'élan de leur lutte triomphante, ils vont même jusqu'à vouloir rétablir à leur profit l'oppression dont ils étaient victimes. Ainsi vit-on d'anciens esclaves devenir esclavagistes, des bourgeois de la Révolution Française jouer à leur tour le rôle des seigneurs qu'ils venaient d'abattre, et que sais-je encore ?... Eh bien, les femmes de notre époque, à peine libérées, sont tentées de faire ce qui leur était interdit : aller au café, conduire les bus... et commander. Elles sont nombreuses à vouloir prendre la place des mâles chefs de famille qu'elles ont détrônés.

Est-ce tout ? A lui seul, cet élan révolutionnaire conduirait à remplacer l'injustice par l'injustice ? Non, il y a autre chose.

Il y a aussi l'inévitable méfiance à l'encontre des anciens « maîtres », les hommes. Mais ce n'est pas tout.

Quand des citoyens manifestent dans les rues de la ville pour défendre leur beefsteak ou leur idéal, des corps étrangers s'infiltrent dans leur cortège : des amateurs de bagarre, des voleurs, des pillards, des provocateurs... C'est ainsi que dans le train des féministes sont montées des femmes dont le premier souci est de gaver leur égoïsme. Et puisque notre époque enfante l'égoïsme, elles sont de plus en plus nombreuses à dévoyer la lutte des justes.

Enfin, -j'allais l'oublier- il y a le désarroi qui nous saisit quand nous lâchons nos anciens repères. Nous sommes libérés, c'est vrai, mais que faire de cette liberté nouvelle ? Il faut des tâtonnements, des erreurs, de l'obstination, de l'imagination, pour inventer les nouvelles règles de conduite, les bonnes, celles qui finiront bien par améliorer notre existence. Tu le sais, que nous n'avons pas encore réussi la révolution de 1789 ! Alors, s'il te plaît, sois un peu patient quand tu considères les errements de nos femmes libérées.

Or, souviens-toi, ma Jeanne avait anticipé la révolution féministe, pleins gaz comme toujours. Elle tenait là une raison supplémentaire pour exiger le commandement de notre galère.

De mon côté, j'avais d'aussi solides raisons de me cramponner au pouvoir comme si c'eût été vital.

Pour commencer, c'était perçu comme un devoir, dans le milieu paysan d'où je venais. On pensait qu'il était dangereux, et donc indigne d'un homme, de laisser l'épouse « porter la culotte ».

Je voulais aussi le pouvoir, de toutes mes forces, parce que l'inconscient, dans les coulisses, me manipulait tel une marionnette : tu sais bien qu'il exigeait de moi la maîtrise de toutes choses, à l'égal de Dieu. Et ce sac de nœuds dans mon âme, j'étais encore loin de l'avoir démêlé.

Donc, si je consentais par désespoir et d'extrême justesse à confier ma vie au pilote d'un avion ou au corps médical, j'étais incapable d'abandonner la conduite de mon existence à personne, pas même à mon amour. Depuis le présent intime d'une pause café ou d'un réveil glauque sous une guitoune, jusqu'aux temps les plus éloignés dans le passé comme dans le futur, depuis l'environnement immédiat de notre salle à manger jusqu'aux confins de tout l'espace qu'il m'était possible de voir en imagination, je scrutais l'univers et je l'interrogeais interminablement afin de pouvoir y conduire notre barque à bon port et en toute sécurité. Moi seul était vraiment doué pour cet art vital.

Donc, alors qu'elle ne comptait encore que deux membres, notre famille avait déjà deux chefs. Cela fut à l'origine de moult scènes dont nous apprîmes vite à déceler la venue, comme les paysans sentent venir l'orage qui risque de gâter leur blé. Mais ces signaux d'alerte étaient bien souvent inutiles : la guerre des chefs devait aller jusqu'à sa conclusion.

Les escarmouches avaient lieu plusieurs fois par jour, en temps ordinaire, et elles évoluaient souvent en combats acharnés. Heureusement, des trêves, plus ou moins longues, ouvraient le passage à d'autres aspects de la vie, y compris le bonheur. Cela arrivait quand notre volonté de pouvoir se laissait oublier.

Certaines scènes de ménage prenaient des aspects étranges, ce qui n'atténuait guère leur pénibilité.

Par exemple, quand un désaccord entre nous commençait à dégénérer, un geste tranchant de ma main suivi par un éclat de voix de mon amour annonçant l'orage imminent, nous usions d'armes différentes pour imposer notre volonté. Pour réduire à merci mon amour, j'utilisais le filet du gladiateur tandis que ma bien-aimée s'efforçait de m'assommer avec une masse d'armes. Je prétendais qu'à chaque problème il existe une réponse rationnelle qu'il nous suffisait de découvrir ensemble. Elle me répondait qu'à ce jeu là, je gagnais toujours par abandon et qu'il fallait bien abréger la discussion. Donc, pendant qu'interminablement, je cherchais ou croyais chercher à résoudre le problème, elle m'assénait sur le crâne ses arguments, comme si elle avait voulu me les enfoncer à coups de marteau. Et je mis longtemps à comprendre, tellement c'était étranger à ma culture, qu'elle n'hésitait pas à mentir effrontément.

Ainsi, quand elle voulait nous faire acheter une nouvelle voiture, nous avions des conversations de ce genre

« - Elle est bien poussive ta voiture. Est-ce qu'elle va pouvoir monter la côte ?

- Mais voyons, chérie, elle marche comme d'habitude. Tu rêves ?

- C'est toi qui rêves. Pour ne pas entamer ton cher magot, tu garderais ce tas de ferraille jusqu'à ce qu'il tombe en morceaux sur la route. A moins qu'elle ne nous jette dans un ravin. Tu as vu la direction, comme elle brinqueballe ?

- Elle ne brinqueballe pas du tout ! Tiens, puisque nous sommes en ligne droite, je lâche le volant. Alors, tu vois bien !

- Elle fait des S sur la route. Arrête !... Mais arrête donc ! Tu vas nous tuer !... Et puis le moteur est mort, la carrosserie est bouffée par la rouille. Il y a des trous au bas des portières.

- Quels trous ? Et le moteur est en pleine forme.

- D'ailleurs, maman ne veut même pas monter dans ton cercueil. Elle dit qu'elle est trop jeune pour mourir. Et j'ai honte quand nous allons chez les Noury. Tu as vu leur Mercédès ? Ce n'est pas une voiture de radin !...

- Je ne suis pas radin !... En quelle langue faut-il te le dire ? Je suis économe.

- Un type qui ose sortir sa femme dans une poubelle est un radin.

- C'est une très jolie poubelle, aussi belle qu'une voiture. Et elle roule très bien.

- Pauvre imbécile ! Il faut vraiment que tu aies de la m... dans les yeux pour ne pas voir que le compteur marque quarante. Je te préviens si le moteur cale, tu vas m'entendre.

- Quarante ? Mais regarde ! Tu lis bien comme moi, 70, non ?

- Non, je ne lis pas 70 ! Et d'ailleurs, ça ne veut plus rien dire puisque nous commençons à descendre.

- Descendre mais descendre quoi, bon dieu ? Nous n'avons pas fini de monter la côte.

- Si tu étais moins radin, tu remplacerais ce tas de ferraille qui me fais honte et qui nous coûte plus cher qu'une neuve. Tout le monde te le dis, mais toi, le grand intellectuel qui va refaire le monde, tu prends tous les autres pour des ignares.

- Tout le monde me le dit ? Ben ça alors ? Qui, par exemple ?

- Tout le monde, je te dis, ça ne te suffit pas ? Tiens, Bernard, par exemple. Et puis je ne te parle plus ! Tu es trop con. »

Et nous restions quelque temps à nous ignorer de façon pire que si nous avions été des étrangers, autrement dit, à nous « faire la tête ».

C'est un duel familier et pourtant bien étrange où l'on s'inflige mutuellement la souffrance d'être amputé d'amour, en espérant que l'autre va céder et venir demander pardon à genoux.

Maintes et maintes fois, nous avons joué un autre jeu tout aussi pervers : prolonger la discussion indéfiniment sans même plus savoir de quoi on discute. A ce stade, le but n'est plus de convaincre l'adversaire chéri mais seulement d'être le dernier à parler.

Avoir le dernier mot : faute de mieux, on se contentera de ce maigre résultat.

Pour le gagner ce misérable dernier mot, Jeanne l'impulsive n'y allait pas par quatre chemins : elle m'assénait sa vérité et elle disparaissait aussitôt.

Je la poursuivais, bien sûr mais, quand elle avait sauté dans sa voiture pour aller je ne sais où , il me fallait bien renoncer. Il ne restait plus alors qu'à nous faire la tête.

Comme quoi il est nécessaire de dépasser la lutte pour le pouvoir au sein du couple.

Vouloir le dernier mot, faire la tête : je suppose que ces deux objectifs répondent à un même désir inscrit dans nos gènes par Mômmanh. Ce désir serait déclenché par un désaccord profond et il viserait à obtenir la capitulation de l'autre.

Chacun de nous attendait du détestable aimé qu'il exécutât le rituel de soumission du chien devant son maître : s'aplatir, la tête allongée sur le sol, le regard attentif et implorant rivé à son seigneur, agitant la queue et poussant de petits gémissements. Quand le maître lui ordonne : « Hector ! Au pied ! », il obtempère aussitôt avec joie. Eh bien, renoncer au dernier mot, cela signifie : « Tu vois, j'abandonne. Tu peux suivre la voie qui te plaît. Je ne suis pas ton seigneur et maître. » Et ce renoncement peut nous coûter un effort si grand que nous n'y parvenons pas.

Car Mômmanh n'a pas inscrit que les seules bonnes réponses dans la mémoire génétique qui dirige notre ego. Si tel était le cas, notre action serait toute tracée et nous n'aurions plus besoin de chercher notre chemin dans le brouillard. Mais elle nous a donné la conscience libérée. A nous, donc, de choisir ce qui servira au mieux l'EXISTENCE.

Au début, nous étions capables de nous faire la tête pendant plus d'une semaine. Et quand ce supplice prenait fin, nous n'avions rien gagné, ni l'un ni l'autre. Heureusement, nous eûmes assez tôt le bon sens de ne pas prolonger inutilement cette absurde situation. Pour ma part, il me suffit d'apprendre à repousser cette tentation forte : essayer de renouer le contact en tentant une nouvelle approche, rationnelle autant que « raisonnable » bien sûr, du sujet de discorde. Selon l'expression consacrée, il ne fallait pas le remettre sur le tapis qu'ici je devrais appeler « ring ». Il n'y avait qu'à l'abandonner en espérant que, pendant quelques mois au minimum, il ne viendrait plus empoisonner notre amour.

C'est ainsi que s'empilaient, dans le grenier de notre amour, des sujets de discorde mis de côté. Il nous faudrait bien les évacuer un jour car la place allait bientôt manquer.

Outre le fait que chez nous l'aboiement est aussi exceptionnel que maladroit, nous cultivions une autre différence avec le chien : quand cet animal affronte son maître, il reçoit une bonne raclée puis se soumet définitivement. De ma bien-aimée comme de moi-même, aucun ne voulait se soumettre et nous avons parcouru maints lieux et moult années, nos ramures emmêlées, comme des cerfs en rut, fracassant quelque vaisselle au passage et semant la consternation.

Dans cette voie, il nous est arrivé de faire pire. Plusieurs fois, sans aucune nécessité, dans le seul but d'affirmer notre pouvoir, nous avons exigé de notre amour une action aussi déplaisante pour l'un que pour l'autre.

C'était par un dimanche gris d'hiver. Nous cherchions une activité commune pour l'après-midi : le cinéma, une marche à la découverte de la nature, une partie de scrabble chez nous, bien au chaud, une exposition d'art...

« - Un match de foot, dis-je en riant, Saint-hilaire joue contre Saint-Denis. »

Vous ai-je dit que, l'un comme l'autre, nous n'éprouvons aucune attirance pour le spectacle des compétitions sportives. Cette commune indifférence, ce « non goût » partagé n'est qu'un mince sujet d'entente, c'est vrai, mais nous aurions quand même pu le mettre à profit.

« - Eh bien, répliqua mon amour, ce sera un dimanche pas comme les autres. Allons voirça. »

Et c'est ainsi que, pour la première et dernière fois de notre vie conjugale, derrière un banal lotissement communal, dans la boue d'un champ exposé aux quatre vents, nous assistâmes à une bataille plus ou moins amicale entre deux équipes rurales. Mais pourquoi donc nous avait-elle infligé cette punition ?

« Ah ! Tu sais, chéri, il faut bien que je t'embête un peu, sinon tu t'ennuierais vite avec moi. »

Un de ses modes d'attaque préférés était la colère, laquelle, telle une lame de fond, aurait dû emporter toutes mes résistances et me livrer, soumis, aux volontés de ma bien-aimée. Je ne crois pas que cette manœuvre était préméditée car, quand elle ne glissait pas sur la carapace de fausse indifférence que je dressais tout en serrant les dents, elle obtenait l'inverse du résultat escompté : je tonnais à mon tour, brandissant ma volonté contre la sienne. Je crois plutôt qu'elle était liée à deux caractères génétiques de ma Jeanne : une forte inclination pour la colère elle-même, et une grande impulsivité.

Comme quoi la colère est dangereuse.

La colère est un cadeau que nous fit MÔmmanh pour décupler nos ressources dans certaines situations difficiles. Mais elle rend aveugle et sourd : c'est pourquoi il ne faut surtout pas en faire une culture intensive. Quant à l'impulsivité dont je te parlerai plus loin, elle est comme la colère un beau cadeau de MÔmmanh que nous payons parfois très cher.

Une conséquence fâcheuse de ces traits de caractère était la curieuse aptitude de ma Jeanne à se coincer,comme un pêne rouillé engagé de travers dans la gâche, à ceci près que, pour elle, le blocage paraissait inexplicable. Veux-tu un exemple ? Eh bien, allons-y.

Nous avions confié les enfants à leurs grands-parents et nous partions en vacances tous les deux, pour une dizaine de jours. Face à cette lourde responsabilité, les parents de Jeanne nous inspiraient une confiance totale. De plus, ils étaient très contents, peut-être même davantage que leurs petits-enfants. Donc, nous partions sans inquiétude.

Nous étions heureux, même, de nous retrouver tous les deux pour nous redécouvrir et accorder nos âmes, espérant bien que notre amour, tout revigoré, nous donnerait à vivre des moments exquis. Dans le cadre de notre guerre personnelle, la guerre des chefs, nous avions mené une série de longs combats, aussi durs que vains. Par accord tacite, nous avions conclu un cessez-le-feu illimité sur lequel nous veillions soigneusement, comme on garde du moindre courant d'air la faible flamme d'une bougie.

C'était compter sans l'aptitude de Jeanne à se « coincer » dans les moments les plus inopportuns.

Partis de Vieuvy, en voiture bien sûr, nous allions découvrir une nouvelle région, probablement les Cévennes. Nous savourions par avance les émotions que ce pays ne manquerait pas de nous donner. Si, comme j'en suis convaincu, chaque homme est capable d'apporter au moins une contribution personnelle au banquet de la vie, à plus forte raison, une région, n'importe laquelle, apportera beaucoup plus : des paysages, des maisons, des costumes, des traditions longuement élaborées et mûries par les générations d'ici qui ont fait la chaîne à travers les siècles, des traditions nourries de l'alchimie du terroir tout comme les bons vins... Oui, sur la route de ces vacances-là, nous allions fredonnant, prenant même le temps de musarder un peu.

Je ne sais plus de quelle façon cela avait commencé. Nous étions engagés, je crois, dans une discussion sur les différents types de comportement face à l'argent. J'évoquai ce genre de prodigue qui, après avoir dépensé tout son argent en un clin d'œil, s'efforce d'obtenir celui de ses proches pour continuer à flamber.

« - Toi-même, tu as parfois ce comportement. Tu m'exploites, chérie », dis-je en riant et sur un ton qui signifiait bien que cela m'était indifférent. En ce qui concerne la gestion de nos revenus, nous étions parvenus à un compromis qui nous semblait satisfaisant, et nous n'avions plus de querelle à ce sujet depuis plusieurs mois. Aussi, la réponse de Jeanne claqua dans ma tête telle un violent coup de tonnerre dans un ciel bleu.

« - Ah oui ! Je t'exploite !... Tu en as fait des détours pour arriver à me jeter cette m... à la figure. Sale type ! Je te déteste !
- Mais enfin, chérie, qu'est-ce qui te prends ? Je discutais de l'argent en général et je croyais que tu faisais la même chose. Je ne voulais surtout pas réchauffer un vieux conflit réglé depuis longtemps.
- Tu ne voulais pas, hein ? Sale hypocrite ! Si tu ne voulais pas la guerre, il ne fallait pas essayer de me refiler tes saletés. Ah ! Te voilà tout péteux, maintenant. Ne me touche pas ! Pauvre con, je te déteste !
- Mais enfin, Jeanne, c'est une histoire de fous. Nous partons en vacances, tous les deux. Tout allait si bien : nous étions heureux.
- Il ne fallait pas en profiter pour jeter ton venin. D'ailleurs, je ne pars plus avec toi. Il y a sûrement une gare dans cette ville. Je rentre par le train ! Dépose-moi à la gare, si ce n'est pas trop te demander, et pars en vacances tout seul. »

Il me fallut bien déposer Jeanne à 1a gare. Elle m'arracha son sac des mains et elle s'avança vers le hall d'entrée, d'un pas vif, sans se retourner. Devine si j'avais toujours envie de partir en vacances

Je croyais encore, à cette époque, qu'elle souffrait beaucoup moins que moi quand une déchirure s'ouvrait dans notre couple. Sinon, pourquoi aurait-elle provoqué une telle douleur ? Cette fois, je devais découvrir qu'il n'en était rien.

Pendant plus d'une heure, j'errai dans les rues de cette ville que je ne saurais vous indiquer plus clairement car je ne cherchai même pas à connaître son nom. J'avais beau cogiter de toutes mes forces, cherchant à comprendre ce qui s'était passé et, n'y parvenant pas, essayant quand même de trouver de bons moyens pour me réconcilier avec Jeanne, oui, j'avais beau tendre dangereusement, une fois de plus, ma volonté de rationalité, à m'en faire péter le cerveau, le seul résultat tangible fut un mal de tête. Et mes pas m'entraînèrent vers la gare. Un miracle allait peut-être me sauver, une fois de plus.

Jeanne était là, attablée à la terrasse d'un café tout proche. Elle paraissait prostrée, ne touchant même pas à son demi panaché. Elle avait l'air triste, désespérée même, à tel point que je m'avançai pour la prendre dans mes bras et la consoler. Et le miracle eut lieu : elle se mit à pleurer.

Nous reprîmes ensemble la route des vacances. Notre réconciliation fut signée par la chair.

Cependant, je demandai à Jeanne des explications au sujet de son étrange comportement : cela, c'était permis. Pourquoi se « coinçait »-elle ainsi, de manière imprévisible, provoquant des souffrances qui me paraissaient bien inutiles ? Elle me répondit que c'était plus fort qu'elle et qu'il nous fallait vivre avec. A moi de faire très attention à ce que je disais, de façon à réduire les risques. A moi aussi, lorsqu'elle se trouvait bêtement coincée, de venir la libérer.

Tu me demandes quel rapport il y a entre ce curieux handicap de Jeanne et son intraitable volonté d'être le chef de famille. Eh bien, voici. En son for intérieur, Jeanne savait qu'elle dépensait plus que moi et se reprochait d'être injuste sans pour autant parvenir à se corriger. Admettre cette faiblesse, c'était mettre en péril son statut de chef, de la même façon qu'un dirigeant politique qui a volé les deniers publics doit démissionner. Sentant menacée son autorité à laquelle elle tenait par dessus tout, Jeanne, impulsive, réagit immédiatement et violemment. Elle utilisa l'arme lourde qu'elle avait sous la main : me priver d'amour. Et comme un chef ne revient pas sur sa décision, elle se trouva « coincée » une fois de plus.

Elle pensait : « Ce maudit macho, si je lui laisse un soupçon de pouvoir, il va vouloir me bouffer. Il pourrait même me battre, car il est plus fort que moi. » Voilà comment une grande impulsivité associée à cette extrême méfiance l'amenaient souvent à déclencher des mesures de représailles sur de fausses alertes.

Si elle avait pu différer sa réaction, elle aurait eu le temps de voir que j'acceptais ce partage inégal de notre argent de poche et que son autorité n'était pas attaquée.

Mais Jeanne est impulsive : elle tire, elle vise, puis elle réfléchit. Je lui ai souvent demandé pourquoi elle s'acharne vainement à refaire le passé : c'est qu'elle voudrait malgré tout éviter les bévues qu'elle a commises par excès de vitesse. Trop tard !

L'impulsivité et la colère, ces deux cadeaux que mère nature mit dans son berceau provoquaient de dangereuses escalades dans la guerre des chefs. Quand un conflit pointait son vilain museau, avant que nous ayons pu chercher un moyen de l'éviter, elles nous avaient déjà entraînés dans un tourbillon de rage et de haine qui culminait bientôt au bord du drame passionnel ou de la rupture.

Oui, Jeanne est impulsive. Ses réponses au stress sont dix fois plus rapides que les miennes, étant donné que j'ai le défaut inverse. Les émotions que déclenche la perception de son environnement, je crois, non seulement elles lui parviennent très vite, mais aussi qu'elles sont immédiatement beaucoup plus intenses que chez nous, comme s'il lui manquait une sorte de filtre que nous possédons. En tout cas, elle ne peut s'empêcher de réagir aussitôt, avant que son moi ait pu ouvrir la bouche pour lui dire de réfléchir d'abord. C'est comme un torrent impétueux qui l'emporte, impuissante, même quand elle me voit sur la rive, encore plus perplexe que d'habitude.

Par exemple, une tache sur le sol qui évoque vaguement quelque énorme araignée, cela la fera immédiatement hurler et bondir. Cette faiblesse faisait autrefois la joie de nos enfants. Quand, ravi par anticipation de la réaction que sa mère lui offrirait certainement, l'un d'eux avait organisé une farce de ce genre, invariablement, elle ne manquait pas de lui interdire de recommencer, disant : « Fais-moi encore un coup pareil : j'aurai une attaque et peut-être même que j'en mourrai ! »

Comme quoi l'âme envahie par la rationalité recherche son complément : une âme envahie par l'émotion.

Ces réactions vives autant qu'immédiates échappent donc au contrôle de la réflexion. Sur l'échelle de l'évolution, elles font dégringoler ma Jeanne de millions et de millions d'années jusqu'aux temps immémoriaux où Mômmanh commençait d'inventer l'intelligence. Quand il n'a pas de conséquences douloureuses, ce handicap me plaît : il est comique, il sape l'autorité de ma bien-aimée, et surtout, surtout !... il porte toute la saveur des pulsions naturelles puisque nulle réflexion n'a pu l'affadir. Les réactions qu'il amène sont purement émotionnelles.

Emotionnelles !... Ce qui me manquait le plus.

Eh oui ! Souviens-toi, ami lecteur, de cette folie inconnue que j'avais contractée de vouloir absolument, à force de rationalité, devenir Dieu. J'ai suffisamment combattu cette maladie pour la contenir, et pourtant, je n'en suis pas encore venu à bout. Y parviendrai-je jamais ? Non, sans doute c'est mon fardeau et ma bannière.

Quand elle me tient, je réfléchis tellement avant d'agir que j'en perds toute faculté de répondre au stress, n'éprouvant plus ni goût ni dégoût, ni amour ni haine, tiraillé entre l'impérieux désir d'être Dieu et celui d'être à nouveau capable d'aimer.

Alors, quand je suis devant une situation comique, le rire s'étrangle en moi. Car ce n'est pas rationnel, de rire ! Heureusement !... Heureusement, le rire libre et joyeux de Jeanne s'enfonce dans ma gorge rouillée et l'entraîne. Merci chérie !

Si Mômmanh compose à l'horizon un tableau à vous faire crier de bonheur, je ne ressens rien. Car, vois-tu, ce n'est pas rationnel, de crier de bonheur ! Et, de plus, sans même savoir pourquoi !... Mais Jeanne est là qui s'exclame en battant des mains et la chaleur de la vie me pénètre à nouveau.

Voilà comment, sans ma Jeanne, bien souvent je perdrais l'arôme d'un bon café, le plaisir de vivre un film qui nous emporte, le ravissement de s'envoler comme une flèche avec l'insolent moineau qui se perche dans le poirier ; je perdrais le charme des conversations avec les créatifs, inventifs, imaginatifs, les plus ou moins menteurs fabricants de projets et de rêves en tous genres...

Car les émotions qui s'expriment sauvagement chez Jeanne, je les ai chassées par mon comportement excessif. Dans le meilleur des cas, quand mes circuits ne sont pas encore surchauffés au point de ne plus me livrer la moindre information, je me retrouve face à l'ébauche d'un tableau rationnel de la réalité, et je ne sais que faire. J'ai échangé ma nature contre un ordinateur, mais un ordinateur spécial qui souffrirait d'avoir perdu l'âme qui palpitait en lui du temps de son enfance, quand il était encore humain.

Curieusement, pendant ces crises, je ne suis quand même pas tout à fait un robot... Non, car s'il m'est interdit de goûter les plaisirs, je peux tout à fait apprécier la douleur. Il reste donc quelque chose de bien vivant en moi : les maux de dents, les migraines et l'irrésistible besoin de tousser.

Et c'est ainsi que nos handicaps contraires se corrigent mutuellement, à condition toutefois que nous les combattions énergiquement : faute de quoi ils nous détruiraient. Jeanne apprécie que mon impérieux besoin de réfléchir bride ses trop fougueux élans, lesquels pourraient être dangereux : je bois ses exclamations, ses rires, ses cris, ses enthousiasmes, comme un bébé boit le lait maternel car ils régénèrent ma sensibilité asphyxiée. Il me semble que, dans ce domaine bien particulier, les chances de rencontrer notre complément amoureux étaient minimes. Eh bien, c'est quand même arrivé. Merci. Merci qui ?...

Et voilà que mon bavardage ne nous a même pas égarés puisqu'il nous a ramenés à la cause profonde de mon acharnement à vouloir diriger ma famille.

Ainsi, au cours de cette lamentable guerre des chefs, chacun à sa façon, nous étions irréductibles. Fallait-il tant de malheur pour qu'enfin nous reconnaissions ce fait et acceptions d'y porter remède ? La carotte ou le bâton : il est vrai, hélas, que bien souvent, ce sont les grands coups de pied au derrière qui nous font avancer plutôt que la perspective d'une meilleure existence.

Bien sûr que nous fîmes des efforts pour sortir de cette impasse : le plus souvent, ce fut en vain. Fallait-il vraiment un sacrifice humain pour nous sortir de là ? Fallait-il que mourût notre fille tellement prometteuse de bel avenir ? Oui, malgré l'abolition de la peine de mort, qu'elle mourût pour de vrai !

Est-ce que les acquis existentiels de notre vie s'inscrivent dans la mémoire de nos gamètes ?

Est-ce bien toi, Mômmanh, qui a eu cette cruauté ?

Je te l'ai déjà dit, dans notre jeu de science-fiction, dans le modèle que je développe, Mômmanh est notre vieille mère aveugle. L'infime fraction d'elle-même qui se réalise à travers moi, je l'appelle « ma mômmanh ». Pour satisfaire son impérieux appétit d'existence, tout au long des milliards d'années qui s'écoulent depuis l'origine, elle garde en mémoire le goût pour ce qui lui a fait du bien et le dégoût pour ce qui lui a fait mal. Mais, incapable de concevoir l'univers, elle ne peut faire de projets. Pour cela, elle fait appel au prodigieux cerveau qu'elle a patiemment élaboré : le nôtre.
Elle est notre vieille grand-mère aveugle assise au coin du feu. Nous lui rapportons tout ce que nous avons vu. Elle fouille dans son immense mémoire et nous dit : « Mon enfant, ceci est bon : tu dois le rechercher. Mais, fais bien attention ! Cela est mauvais : il faut t'en écarter. »

Tout petits, nous buvons la sagesse de notre mômmanh. Ensuite, au fur et à mesure que se forment nos propres goûts et dégoûts, nous écoutons de moins en moins ses conseils.

Heureusement, la mort vient nous arracher à cette dérive. Ce qui, dans notre vie, porte une grande valeur existentielle va marquer soit le code génétique soit les autres vecteurs d'hérédité de nos cellules reproductrices. Ainsi, toute vie remarquable laissera deux infimes messages dans l'océan des existences : l'un dans l'histoire, - mémoire culturelle, l'autre dans nos gamètes, -mémoire naturelle.

Eh bien, dans ses milliards de milliards de souvenirs, notre mômmanh a sélectionné pour nous deux tendances qui sont parfois opposées, au risque de nous paralyser : dans nos actes, nous accordons la priorité à l'altruisme, c'est-à-dire au triomphe de la vie en général, mais nous avons une forte préférence pour les plaisirs de notre propre tas de viande déjà pourrissant.

Priorité pour autrui, préférence pour notre ego. En cas de conflit sévère entre les deux maîtres, plutôt que de céder la place, bien souvent, la satisfaction de l'ego se cache dans l'inconscient. Alors, on peut dire adieu à la conscience claire !...

Comme quoi la catharsis permet de combattre nos mauvais désirs inconscients.

Eh bien, chacun de nous avait un mauvais génie particulièrement nuisible caché dans l'inconscient. Et ce démon était, pour chacun de nous, le principal responsable de notre volonté - Que dis-je ? -, de notre exigence d'être le chef de famille.

Et alors ? Il n'y avait qu'à les déloger de là, ces deux bandits !

Facile à dire.

Cette démarche que nous fuyions tous les deux bien qu'elle semble facile, elle consiste tout simplement à revivre l'histoire des comportements incriminés, de façon à obtenir une conscience claire des motivations qui les ont inspirés. Cette opération s'appelle la catharsis.

Elle n'est longue et douloureuse que si l'égoïste passion que l'on garde au secret est vraiment très dure à surmonter : par exemple, celle de l'assassin qui ne peut supporter ni le regard méprisant de sa conscience ni la perspective de se suicider.

Mais notre folie ne paraissait pas aussi coriace.

En ce qui me concerne, souviens-toi ! Je t'ai ai déjà raconté comment le vaniteux plaisir d'être toujours le premier à l'école avait donné naissance à la monstrueuse exigence qui empoisonnait mon existence : tout comprendre pour être Dieu. Puisque c'était contraire à la morale généreuse inculquée par mes parents et par tous mes maître, je n'avais plus qu'à dissimuler cette monstrueuse enflure de mon ego. Où ? Dans l'inconscient, évidemment, bien cachée sous une pile de vertueux principes.

Et Jeanne ? Chef de famille, sinon la mort ! Pourquoi se cramponnait-elle à cette fonction avec un tel acharnement ? Apparemment, elle n'avait rien de honteux à dissimuler. Auquel cas, elle n'avait même pas besoin de catharsis. Un simple historique aurait dû suffire, comme je te l'ai déjà dit, pour expliquer l'origine de son comportement aberrant.

Donc, son seul effort aurait dû consister à découvrir les antécédents que je t'ai déjà racontés : comment, dans sa jeunesse, sa mère avait appris qu'il ne faut pas faire confiance aux hommes, qu'il faut les commander et même les humilier de temps en temps, car ils ont un côté méprisable. Alors, pour en finir, il aurait suffi qu'elle vît comment sa chère maman lui avait inculqué ses principes, bien sûr, mais sans lui donner leurs véritables justifications, ainsi que nous le faisons bien souvent parce qu'il est plus simple d'enseigner et d'apprendre des principes éprouvés sans pour autant encombrer nos pauvres têtes avec la longue théorie des explications.

C'était une bonne occasion pour Jeanne de faire appel à ma passion de tout comprendre : nous aurions pu observer ensemble que ces convictions à propos des hommes n'étaient plus justifiées à notre époque ni, encore moins, dans notre couple. Ensuite, toujours ensemble, nous aurions dû découvrir que la meilleure solution pour notre famille paraissait être un partage raisonnable du pouvoir : « A bas les chefs ! Vive la démocratie ! Et vive la liberté ! »

Au lieu de cela, chaque fois que je tentai d'engager cette démarche, nous eûmes un conflit et il arriva même que Jeanne se « coinçât ». Je compris que le sujet était tabou et je renonçai. Mais qu'est-ce que ce refus pouvait bien dissimuler ?

Comme moi, Jeanne était née juste avant la « Guerre » : entendez par là « Notre Guerre », la 2ème Guerre Mondiale. Pour cause d'absence des pères, nous sommes restés longtemps enfants uniques. Comme moi, Jeanne était la première enfant de la nouvelle génération et elle portait l'espoir de son clan. Bien sûr, ce n'était qu'une fille. Et alors ?... Aux yeux de sa mère aussi bien que des autres femmes de la branche espagnole, c'était précisément aux femmes de prendre l'avenir en mains.

Comme moi, Jeanne fut une enfant adulée, gâtée même. Elle était la princesse qui allait régner sur le monde merveilleux d'après les malheurs, une princesse rouge, évidemment. Ainsi nourri, son ego enfla, tout comme le mien. C'était tellement bon qu'elle voulut... (Non ! « voulut » est trop faible. )... Elle exigea qu'il en fût toujours ainsi, que toute sa vie, on la traitât en princesse.

Par quels moyens ? Grâce à sa beauté, à son entrain, à sa bonne humeur communicative, au charme de sa conversation, tous ses atouts qui lui avaient valu, croyait-elle, d'être une enfant choyée.

Quant à son mari, il était bien entendu qu'il devrait faire ses quatre volontés.

Ces exigences d'enfant gâtée contredisaient de plein fouet les principes égalitaires et généreux de la morale communiste : il fallait donc les cacher dans l'inconscient, sous les oriflammes des combats pour la cause ouvrière et pour celle des femmes ; ensuite, il n'y avait plus qu'à les oublier là, libres d'agir dans les limites de leur repaire.

Voilà pourquoi Jeanne était accrochée aussi fort que moi à l'exigence d'être le chef de famille. Nous étions tous les deux esclaves de cette mauvaise plante poussée pendant notre enfance et, désormais, bien difficile à déraciner. Mais, une fois de plus, fallait-il le sacrifice de notre enfant pour nous arracher de là ?

De la haine à l'excès d'amour, en passant par la rupture d'amour : comment l'amour des parents conditionne le caractère et l'existence de l'enfant.

Le sacrifice d'un enfant ne va pas nécessairement jusqu'à la mort. Il suffit que sa vie soit gâchée au point d'être douloureuse et vaine. C'est encore bien souvent, hélas, le prix que les handicapés de notre genre paient, non pas pour guérir, seulement comme prix de leur infirmité. Je m'explique.

Vous n'avez pas oublié les six éléments, tous indispensables, qui construisent l'existence humaine. L'un des premiers, à la base, je l'ai appelé « liens avec autrui ». Sa forme la plus accomplie est l'amour.

Quand l'enfant qui arrive au monde reçoit de la haine en guise d'amour, en retour, il hait ce qui lui fait si mal. Cette haine vise non seulement ses parents, mais tous leurs semblables, les autres papas, mamans, frères et sœurs : comment le bébé ferait-il la distinction ? Donc, il hait l'humanité entière. Selon qu'il est dominé par la peur ou non, son agressivité envers le genre humain sera ouverte ou masquée.

Quand l'enfant qui s'éveille à l'existence ne reçoit qu'indifférence, toute sa vie il quémandera l'amour qui fui, fait cruellement défaut. Il risque fort d'être débile car ses parents n'ont jamais répondu à sa quête de savoir, pas même quand il voulait apprendre à marcher.

Quand un enfant arrive au monde et reçoit l'amour dont il a besoin, il se développe bien. De ses parents secondés par le milieu social qui les entoure, il reçoit les nourritures du corps et de l'âme. Quand il est enfin achevé, adulte, il quitte sa famille pour entreprendre d'exister à son compte.

Mais s'il tombe en panne d'amour avant terme, que se passe-t-il ?

Si ses parents cessent de l'aimer trop tôt, quand il n'est pas encore capable de conduire seul son existence, il aura du mal à guérir de cette plaie ouverte. C'est pourtant ce qui arrive trop souvent.

La source d'amour tarit quand des parents consacrent tellement d'énergie à lutter l'un contre l'autre qu'ils en oublient l'existence de leurs enfants. Ou bien quand papa et maman décident brutalement de ne plus vivre ensemble et laissent les petits croire qu'ils ne sont plus aimés, livrés tout nus aux morsures du monde.

Retrouvons un de ces enfants qui se sont crus abandonnés. L'amour dont il fut sevré prématurément, aussi longtemps qu'il n'aura pas retrouvé la confiance dans ceux qu'il aime, cet amour perdu il en voudra davantage que les autres, à la manière de celui qui, ayant connu la faim, craint de manquer et garde une inutile réserve de nourriture. Tiens ! Il y a menace de guerre, les gens n'ont plus confiance dans les filières d'approvisionnement et ils se mettent à stocker des denrées : eh bien, l'enfant dont je parle agit de la même manière, aussi raisonnable.

Mais en attendant d'être à nouveau aimé, il doit survivre.

Le petit, découvrant avec épouvante qu'il ne peut compter sur ses parents se retrouve comme un oisillon abandonné, alors qu'il est incapable de voler. Et, puisque l'ont trahi sa maman, son papa, ces deux êtres humains parfaits qui représentent tous les autres, il n'a plus confiance en personne. Bien sûr, il n'y a pas toujours mort d'enfant, mais au moins de grandes souffrances dont les conséquences peuvent être lourdes. A cet âge où l'émotion envahit brutalement l'être alors qu'il n'a pas encore construit ses défenses, le pire peut arriver.

Comment un mauvais divorce peut conduire l'enfant vers la toxicomanie.

Avant qu'il ne s'habitue au poids de son boulet, et qu'il n'accepte de le traîner tout au long de ses jours maudits, il doit survivre à la douleur du premier choc. A la place de l'amour qui nourrissait son existence vient de s'ouvrir une plaie à vif. Une insupportable angoisse le submerge, telle qu'il n'en viendra peut-être pas à bout. Pour peu que des pulsions agressives l'entraînent, elles le laissent aussi désespéré qu'avant. La mort, elle, prend un visage apaisant, voire amical. Elle a cependant un caractère trop définitif et, presque toujours, il évite le suicide.

En attendant un mieux qui ne viendra peut-être jamais, il trompe son angoisse existentielle, la faim que connaît sa mômmanh, avec de fausses réponses, des illusions de bonheur : des drogues. Cela commence par des friandises qui le font grossir, ou une orgie quelconque, soit de jeux électroniques, soit de fictions faites pour s'évader, en vidéo aussi bien qu'en bandes dessinées. Si un amour solide ne vient pas renverser la tendance, au fil des années, les drogues se feront de plus en plus dures : cigarettes, alcool, haschich, cocaïne,...

Tu sais qu'il n'est pas permis à n'importe quel couple d'adopter un enfant. Les aspirants doivent en premier lieu convaincre l'administration de notre pays qu'ils seront de bons parents, et ce n'est pas facile. Alors, ne trouve-tu pas curieux que notre mère-patrie n'aie pas les mêmes exigences pour la multitude des parents naturels ? Pourquoi ces derniers ont-ils toute liberté de saccager l'existence d'êtres humains ?

Eh bien, au plus fort de la guerre de Cent Ans, au cours de trêves il nous est venu l'angoisse d'être de mauvais parents. Nous avons consulté quelques « psy » en tous genres, que nous respectons puisqu'ils pratiquaient honnêtement leur métier : s'ils avaient pu détecter le dangereux animal à l'œuvre dans notre inconscient, ils nous auraient peut-être conduits à le neutraliser avant qu'il ne commette l'irréparable. Mais tu sais bien qu'on ne pouvait pas vaincre la tuberculose avant les découvertes de Pasteur et de Koch.

Comme quoi, même avec la catharsis, les mauvais désirs inconscients sont difficiles à combattre.

J'avais pourtant découvert Mômmanh peu de temps après notre retour d'Afrique, plusieurs années avant le plongeon dans les enfers. N'aurais-je pas dû mettre en pratique cette découverte prometteuse pour nous délivrer de nos mauvais maîtres, fussent-ils dissimulés dans l'inconscient sous des piles de vertueux principes ?

Hélas non. Cela m'a été impossible.

Pour commencer, Mômmanh ne m'a jamais été révélée complète, achevée et tout habillée. J'ai dû l'exhumer petit à petit. Et je n'ai pas fini. Et maintenant que nous allons y travailler ensemble, je ne crois pas que nous aurons jamais fini.

D'autre part, si une vague d'enthousiasme est montée en moi au moment de la première découverte, elle est vite retombée. Autour de moi, personne n'y a cru, pas même Jeanne. Profondément déçu, j'ai fini par trouver légitime ce scepticisme généralisé et j'ai décidé de douter, moi aussi, aussi loin que je pourrais.

« Autour de moi, personne n'y a cru ? » Comment ai-je pu sortir une telle énormité ? Tout près de moi, si près, Estelle y croyait... S'il te plaît, laisse-moi quelques minutes pour me remettre...

Donc, nous ne pouvions pas utiliser ma connaissance de Mômmanh pour mettre fin à notre guerre. En outre, ces mauvais maîtres tapis dans l'inconscient ne se laissent pas faire. Ils sont des éléments de notre moi au même titre que les bons, ceux qui vivent au grand jour. Et comme eux, ils sont nous-même. Il faut quelque chose de terrible pour les amener à capituler.

Laissons donc la fatalité courir vers cet odieux accident... Et que la vie continue.

Il y avait au moins deux handicaps supplémentaires qui nous empêchaient de progresser vers la paix et la reconstruction. C'était mon exigence de ne jamais briser « les liens sacrés du mariage », quoi qu'il advienne : je t'en parlerai plus loin. C'était aussi le caractère pernicieux d'une autre exigence que tu connais déjà : celle d'être le chef.

Comme quoi les hommes ont toujours su trouver des recettes pour ne pas être esclaves de leurs désirs.

Tu sais que, si le désir aussi bien que la volonté peuvent être bénéfiques, l'exigence est toujours maléfique.

Pour commencer, par nature, elle n'est jamais satisfaite, puisque la perfection n'est pas humaine. Il s'ensuit qu'elle fait de nous ses esclaves, nous obligeant à lui consacrer vainement beaucoup d'énergie au lieu de réaliser d'autres aspects de l'existence. Par exemple, supposons que je veuille absolument être une grande vedette : j'aurais beau y consacrer d'énormes efforts, je n'obtiendrai jamais la certitude que les foules ne vont pas se détourner de moi pour aduler quelqu'un d'autre. Alors, esclave de cette exigence, je n'aurai d'autre choix que d'y consacrer tout mon temps sans jamais être satisfait.

Si nous ne parvenons pas à déraciner les exigences, comme on le fait pour les mauvaises herbes, elles étouffent notre vie et la rendent stérile.

Et pendant ce temps, notre vieille Mômmanh, aveugle et paralysée, se tient au fond de la maison dans son fauteuil d'impotente. Nous, sur le seuil, nous sommes à la fois ses yeux et ses mains ouverts sur le vaste monde. Elle a besoin de nous. Ne laissons pas une exigence, quelle qu'elle soit, nous apporter la mort vivante.

Les hommes ont depuis longtemps trouvé des moyens pour se délivrer des exigences. L'humour en est un. Il y a aussi le non-désir des bouddhistes, le vide-en-soi de plusieurs philosophies orientales, l'acceptation du destin chez les Grecs et les musulmans... J'ai aussi ma recette, mais je ne te la dirai pas : maintenant que tu connais Mômmanh, tu sauras bien trouver la tienne.

Outre l'esclavage lié à toute exigence, cette guerre des chef s nous entravait d'une autre façon. Elle tendait à réduire chacun de nous à ses propres limites lesquelles, de surcroît, se situent bien souvent près de l'ego, alors que nous aurions dû faire fructifier l'amour en nous enrichissant mutuellement. Je m'explique.

En qualité de chef, chacun de nous demandait parfois conseil à l'autre, mais à la manière dont le roi prend conseil, ce qui ne l'oblige nullement à prendre conscience de ses erreurs. Tandis que maintenant, ayant aboli le statut de chef dans notre famille, il nous faut bien soumettre au jugement de l'autre nos propres désirs, que cela nous plaise ou non. 

Comme quoi l'amour nous rend meilleurs et plus forts.

Ainsi, nous sommes obligés de nous remettre en cause. Quand nos comportements se contrarient, nous faisons ensemble l'investigation dont je viens de vous donner un exemple. Il y a des chances que nous trouvions des réponses plus rationnelles à un problème de notre vie. L'existence y gagne en qualité.

Elle y gagne encore d'une autre façon. Renonçant à être chefs, nous cherchons à accorder nos objectifs. Par définition, cet accord ne peut se faire qu'au profit des deux moi. Donc, il a bien fallu nous arracher à l'égoïsme et l'altruisme en a profité pour gagner du terrain.

L'amour nous rend meilleurs.

Nous observons les conséquences de nos façons d'agir. S'il le faut, nous en recherchons les origines. Ensemble, nous réfléchissons afin de trouver mieux. Le plus souvent, nous parvenons à nous entendre.

L'amour nous rend plus forts.

(Permets cette parenthèse. A l'heure où nos cheveux sont tout blancs, à l'heure où notre corps déformé a besoin de fréquentes réparations, maintenant que « Mon Amour » est à moi depuis belle lurette, les moments où je n'ai nul besoin de reprendre sa conquête surviennent de plus en plus souvent. Et alors, je sens que je me laisse aller, que je glisse vers la décrépitude, comme si je n'avais plus rien à faire.

Contre ce mort-vivant qui s'installe en moi, j'ai trouvé la parade que voici. Je me dis : « Cherche-z-en une autre ! ». Et me voici de nouveau alerte, l'œil vif, animé par un flux d'énergie, l'esprit aux aguets. Me voici de nouveau créatif, chevauchant les cavales de l'existence, prêt pour affronter les dragons.

Evidemment, à mon âge et sans fortune, mes chances de séduire une jolie bergère sont quasiment nulles. D'ailleurs, elles le deviennent totalement si tu penses que je ne peux envisager, comme au 18ème siècle, de renvoyer la bergère à ses moutons après qu'elle m'aurait rassasié de plaisir. Eh bien, je n'en ai aucun regret car ma renaissance fait de l'effet sur une bergère inattendue : ma Jeanne en personne, laquelle retrouve ses délicieux élans de jadis. )

Dans l'obscure forêt qui s'étend depuis les origines, nous cherchons notre chemin. Y a-t-il des marais ? Des précipices ? Où sont nos amis ? Nos ennemis ? Où porter nos pas pour atteindre notre maison au paradis ? Nos deux esprits mêlés sont deux lampes qui sondent l'obscurité.
« - Eclaire ici, Michel. N'est-ce pas une belle route bitumée ? Elle nous conduira sûrement quelque part.

- Surtout pas, chérie. Ce n'est qu'un méchant reflet sur l'eau.

- Et ici ?

- Oh non, c'est un gouffre.

- Quel gouffre Jeanne ? Tu as des hallucinations. Il n'y a qu'un beau cerisier, là. Mon cerisier !... Fameuses ! Les cerises ! Tu veux goûter ?

- Sûrement pas. Ne vois-tu pas que les ronces dissimulent une grande faille ? Tu vas dessus pour cueillir les cerises et le gouffre t'avale. Adieu, mon chéri... Allons !... Réveille-toi, bon sang !

- Tu dois avoir raison, Jeanne... Elles étaient pourtant fameuses, ces belles cerises. »

Tu connais la tendance humaine à privilégier son cher ego quand la table de l'existence au présent se trouve abondamment garnie de mets succulents. Hummm !... Eh bien, la tentation de servir son « Moi-Ici-Maintenant » en premier lieu est bien forte chez le chef, puisqu'il n'y a guère que sa conscience pour s'y opposer. Rien que pour cette raison, les contre-pouvoirs sont nécessaires.

Maintenant qu'il n'y a plus de chef dans notre amour, nous sommes mieux armés pour échapper à ce piège. Si l'un de nos deux ego s'enfle, l'autre dit : « Et moi ?... Et moi ?... ». Dans le silence qui suit, on peut alors entendre la voix lointaine de MÔmmanh : « Mes enfants, mes enfants, n'oubliez surtout pas qu'il vous faut d'abord veiller sur moi, faute de quoi vous mourrez. » Et, de cette discorde transitoire, nous sortons bien souvent meilleurs qu'avant.

Minuscule grain de poussière égaré dans l'infini des milliards de milliards d'étoiles qui peuplent l'univers, la terre est notre jardin. Moi tout seul, comme chacun des six milliards d'êtres humains encore en vie, je me sens propriétaire de tout cela. La mort est bien mal venue qui va me retirer tous ces biens dont je suis mille fois incapable de faire le tour, ne serait-ce qu'en pensée. Puisque je dois m'effacer, il faut donc que je te les laisse en héritage. Au moins, prends-en bien soin.

Comment s'opère le passage de l'égoïsme à l'altruisme ?

As-tu pris la mesure de l'égoïsme ? Eh bien, non : il est pire que cela. Je voudrais que tout cela me soit donné, et pour toujours, dans l'instant : « Moi-Ici-Maintenant-Eternel et Infini ». Et ma Jeanne, croyez-vous qu'elle vaille mieux ?... Et toi-même, t'es-tu bien regardé?...

Je dois donner une précision importante et tant pis si je l'ai déjà fait. Pour commencer, considère le « moi-ici-maintenant » comme l'égoïsme intégral, l'existence réduite à un minuscule point englouti dans l'infini de l'espace-temps, le râle de l'être réduit à sa seule jouissance immédiate. Eh bien, le parcours qui mène du « moi-ici-maintenant » à « autrui-ailleurs-dans le temps », ce parcours ne suit pas une pente régulière. Il monte comme un escalier, par paliers. Chaque palier interrompt la montée pour que le « moi » se satisfasse au niveau d'altruisme atteint.
Par exemple, la quête de la postérité a bien une tendance altruiste puisqu'elle éloigne du « maintenant » pour aller vers d'autres temps. Mais tant qu'elle ne s'intéresse qu'à la célébrité personnelle, elle reste sur le palier égoïste. Si j'associe mes enfants à cette célébrité, je monte seulement une marche, car mes enfants sont encore très proches du « moi ». Et ainsi de suite.

Ma Jeanne et Moi, nous cherchons dans notre terrestre jardin de quoi bâtir notre maison. Il arrive que Mon Amour dise :
« - C'est ma maison à moi toute seule et toi tu es mon esclave chéri.

- Mon rôle ne me plait pas du tout : je suis incapable de le tenir. Le tien, par contre, me tente beaucoup. Eh bien ! Inversons.

- Es-tu fou, chéri ? J'aurais trop honte... »

Mômmanh y va de son grain de sel.

« - Ah non ! Vous êtes guéris maintenant, et la Guerre de Cent Ans est finie. Auriez-vous déjà tout oublié ?

- Oh ! Que non !

- Vous avez tué votre enfant. Le peu d'existence qui lui reste est entre vos mains.

– Ah non ! Mômmanh ! Arrête ! Je t'en prie, arrête !

- Chacun de vous rêve d'un amour où l'aimé serait son esclave : vous souhaitez donc que vos fils soient asservis ?

- S'il te plaît, Mâmmanh, arrête !

- Vous ! Vous à qui j'ai donné de si bons yeux, cherchez, cherchez dans ce fouillis qu'est la jungle de la vie, cherchez de quoi bâtir une demeure bien solide où la beauté se sentira toujours chez elle. Ne m'avez-vous pas dit que des esclaves ne conviennent guère pour ce genre de tâche ?

- C'est vrai, Mômmanh. Mais pour bâtir cette arche de vie éternelle par dessus les milliards d'années et les milliards d'étoiles de l'univers en expansion, serons-nous seuls ?

- C'est votre problème. Je vous ai fait si intelligents que vous finirez bien par trouver. En tout cas, je veux que toute la famille ait sa place en mon arche.

- Ton arche ? Ton arche !...

- Oui, bien sûr...

- C'est la mienne aussi. C'est tout autant celle de Jeanne. Aurais-tu oublié que chacun de nous est la conscience libérée qui te manque cruellement ? Non seulement ta conscience libérée est éclatée entre des milliards d'individus, mais elle ne t'appartient pas.

- Oh là là ! Le revoici, le revoilà l'homme qui s'est fait tout seul. Chacun de vos milliards d'ego est un morceau de moi-même. Quel malheur si vous me perdiez : ce serait votre mort définitive.

-Excuse-moi, Mômmanh. C'est mon délire de vouloir être Dieu qui me reprend. Eh bien, c'est entendu : nous ferons monter tout le monde dans ton arche, même les salauds, les moches et les bons à rien. - Votre Estelle y aura une bonne place, avec Mistinguette... En compagnie de ses parents et de ses frères, bien sûr. Et votre maison...

- C'est un symbole !

- Je sais !... Maintenant que vous avez enfin appris comment vous aimer, vous trouverez bien sur cette terre des matériaux de vie qui vous conviennent à tous les deux. D'ailleurs, n'est-il pas temps de l'ouvrir largement aux amis, cette maudite maison à « Moi Tout Seul »

Donc, outre le délit d'esclavagisme commun à toutes les exigences, celle d'être le chef avait un autre vice : elle favorisait nos égoïsmes. Et puis elle avait encore un autre défaut que voici.

Il ne fallait surtout pas, à l'issue d'un affrontement, que l'autre pût se croire victorieux. Donc, les négociations aussi bien que les concessions étaient exceptionnelles.

Il y avait, souviens-toi, dans nos goûts, quelques incompatibilités non résolues sur lesquelles nous avions fait l'impasse au moment de nous marier, pensant que notre amour en viendrait aisément à bout. Il aurait dû être possible au moins de commencer à les métamorphoser en accords, ces différends mineurs : nous y parvenons bien, maintenant. Au lieu de cela, notre exigence de pouvoir avec sa grosse chaîne chargée de trois boulets nous enfermait dans la guerre. A tout moment, en tout lieu, si nous n'étions pas en train de nous affronter comme des cerfs en rut, nous étions toujours en danger de le faire.

Le principal de ces différends portait sur l'argent. Il est vrai que celui qui dispose de l'argent détient une grosse part de pouvoir et de liberté. Jeanne avait bien compris cette leçon de sa mère : « Tu dois absolument gagner ta vie, ma fille. Et quand tu seras mariée, surtout ! Surtout ! Garde ton emploi et ne le lâche pas jusqu'à ce que ta retraite soit assurée. Car, vois-tu, si ton homme est insupportable, tu pourras toujours le quitter. Et si c'est lui qui te plaque, toi et tes enfants, vous ne serez pas dans la misère. Dans un ménage, une femme sans revenus est une esclave, à la botte de l'homme. Tandis que toi, avec ta paye, tu n'auras pas à faire le dos rond. Tu pourras te tenir bien droite, et dire m... quand ça te chantera... »

Oui ! Jeanne avait totalement adhéré à l'opinion de sa mère. Et comme sa mère tenait fermement les cordons de la bourse dans son propre foyer, Jeanne voulait aussi gérer notre budget. Elle s'engageait à me laisser suffisamment d'argent de poche. Mais ma ferme intention était à l'exact opposé de la sienne : à elle l'argent de poche, à moi la responsabilité du magot. Nous étions tous les deux également déterminés...

Feu !... Feu de toutes les batteries !... La guerre faisait rage pendant que les enfants se dépêchaient de vider leur assiette pour filer hors du champ de bataille et vaquer à leurs occupations. Espéraient-ils voir nos disputes et les scènes de ménage cesser un jour ? Autant que je me souvienne, ils n'en dirent jamais rien. Peut-être avaient-ils essayé d'obtenir l'arrêt des hostilités, puis renoncé. Ils semblaient accepter cette calamité au même titre que le mauvais temps : puisqu'ils n'y pouvaient rien, il fallait bien qu'ils fassent leur vie avec. Il n'empêche que les orages accompagnés de grêle ou d'averses, de même que les longs jours de bise glacée furent beaucoup trop fréquents, au point de perturber dangereusement le développement de nos chers petits.

Les avertissements ne manquèrent pourtant pas. Tiens, en voici un qui me revient. Il se produisit peu de temps après notre retour d'Afrique, alors que nous venions d'emménager dans notre maison neuve, à la Futaie.

Nous étions tous attablés dans la cuisine, pour le repas de midi. C'était un jour de congé ou de vacances, et nous aurions dû nous détendre tous. Au lieu de cela, une violente querelle avait éclaté à propos d'une armoire dont le prix me paraissait exorbitant. Le nez dans leur assiette, nos trois bambins mangeaient le plus vite possible. C'est Pablo qui sortit le premier, pour revenir aussitôt nous annoncer calmement :

« - La maison brûle.
- Hein ? Il y a le feu ? Où ça ?...
- Ici, à côté de la cheminée. On l'éteint ? »

Une bûche enflammée était tombée de la cheminée, mettant le feu à la toile qui tapissait la salle de séjour. La flamme montait allégrement le long du mur et commençait à lécher la frisette en pin verni qui recouvrait le plafond. Encore quelques secondes et le feu serait incontrôlable, dévorant la maison toute entière. Vite, nous apportâmes des seaux d'eau, et ce fut suffisant pour stopper l'incendie.

Alors, nous réalisâmes.

« - Eh bien chérie, nous l'avons échappée belle.
- A deux secondes près, nous n'avions plus ni maison ni rien, pas même une guitoune pour camper dans le jardin. Tu vois où ça nous mène, ta connerie. Mais, qu'est-ce que je fiche encore avec un abruti pareil !...
- Si, au lieu de prendre la mouche au moindre courant d'air et si, au lieu de pousser des colères à tout propos, comme une cinglée, tu adoptais le comportement humain qui consiste à discuter honnêtement et à réfléchir ensemble, peut-être que nous arriverions à quelque chose...
- Pour que tu me manipules encore avec tes coups tordus. Jamais, tu m'entends !... Ta radinerie, je ne la supporte plus du tout. Tu n'achètes que des m... . ! Il y en a plein la maison. J'ai beau en mettre autant que je peux à la poubelle, il en revient toujours. Une usine à m... , voilà ce que tu es !... D'ailleurs, je vais l'acheter tout de suite, mon armoire ! Continue à te masturber les méninges, pauvre abruti : tu n'es bon à rien d'autre.
Et puis, fous-moi le camp ! Je ne veux plus te voir. »

Nos deux façons de gérer le budget familial étaient absolument incompatibles. Je m'ingéniais à réaliser des économies que j'accumulais patiemment alors qu'elle faisait des pieds et des mains pour parvenir à les dépenser : l'un remplissait le tonneau pendant que l'autre le vidait. Je voulais placer l'argent et le faire fructifier pour augmenter notre richesse. En conséquence, je n'acceptais d'acheter qu'aucomptant. Jeanne, au contraire, toujours impatiente, voulait emprunter, quitte à tomber la tête la première dans la marmite d'un prêteur sans scrupules.

En grande partie, ces comportements à la fois antagonistes et irrationnels avaient des origines culturelles. Nous les avions appris durant notre enfance.

Dans ma verte campagne d'autrefois, il était vivement recommandé d'épargner, soit pour acheter de la terre, soit avec l'espoir de trouver une ferme plus grande à « faire valoir » et d'acheter l'équipement nécessaire. Mon père n'aimait-il pas répéter : « Sou par sou, on ramarre une boursée. » (Pièce par pièce, on accumule un trésor). Il existait un autre dicton à propos de l'argent : « Il faut toujours garder une poire pour la soif. » En effet, les paysans d'autrefois n'étaient protégés par aucune forme d'assurance, pas même la retraite ni la Sécurité Sociale. La conséquence de tout cela, c'étaient les rapports des paysans avec l'argent qui s'étaient imprimés dans mon âme d'enfant.

De cet atavisme paysan, il me reste encore des comportements complètement aberrants lesquels sont comme des verrues sur ma personnalité. En voici un, par exemple, venu probablement du Moyen-âge, du temps où le bois mort était précieux pour les pauvres paysans. Pour approvisionner ma cheminée, outre les belles bûches de bon hêtre, je perds du temps à ramasser la moindre brindille dans mon jardin et j'offre ma récolte au feu qui n'en fait qu'une bouchée.

Jeanne avait grandi à la ville, plus précisément la grande ville, laquelle parvient à échapper aux influences campagnardes. Le recours au crédit, pourvu que ce fût dans des limites raisonnables, y était approuvé. On considérait même cette pratique comme un signe de modernisme, voire un acte de civisme, puisqu'il était censé favoriser les affaires et le développement économique :« ça fait marcher le commerce » disait-on.

Par ailleurs, dans sa famille on admirait les choses belles et bonnes que seuls les bourgeois pouvaient acheter. Il en sortit la conviction que tout ce qui est cher a de la valeur tandis que les produits bon marché sont bons à jeter.

A ces matrices citadines et familiales qui s'exprimaient dans le comportement de Jeanne face à l'argent, il fallait ajouter d'autres influences : l'impulsivité avec sa charge d'émotion qui pousse à agir tout de suite et, beaucoup plus sournois, embusqué dans l'inconscient, un égoïsme secret d'enfant gâté qui sortait prendre l'air de temps à autre et dont je vous parlerai bientôt.

A partir de mon enfance paysanne, sans être avare, j'avais cultivé un attachement excessif à l'argent. D'une part, je tenais beaucoup à garder en permanence une cagnotte importante et ce n'était pas pour le plaisir de contempler mon or, mais pour être capable de faire face à certains aléas de la vie, catastrophe, chômage,... sans que les huissiers vinssent nous dépouiller avant de nous laisser sur la paille. Mon Amour et Moi, nous couvions des yeux cette cassette : Jeanne cherchait un moyen pour la vider sans trop de fracas, et je me demandais comment la protéger. Cette précaution est bonne. Combien de réfugiés, dans notre monde merveilleux du vingtième siècle, lui doivent-ils la vie ? Mais, prenant en compte les diverses assurances qui nous protègent, aussi bien que la valeur négociable contenue dans les bijoux et les biens de famille, il n'est pas souhaitable de constituer une cagnotte trop importante.

Je subissais aussi une forme plus perverse de l'attachement à l'argent, celle qui m'aurait conduit à manger jusqu'à la dernière bouchée un poulet à moitié pourri, parce que je l'avais payé. Heureusement, Jeanne ne me laissait pas faire : elle-même semblait n'éprouver aucune souffrance en se débarrassant d'une robe aussi neuve que chère et dont le seul défaut était de ne pas la rendre plus belle encore.

Ce même travers me conduisait aussi à n'acheter, bien souvent, que des objets ou des services de mauvaise qualité et ceci après maintes hésitations et des regrets à n'en plus finir. Jeanne achetait la meilleure qualité au prix le plus élevé. Sa crainte n'était pas de gaspiller l'argent, mais de rencontrer après coup un objet encore plus beau. En payant très cher, elle pensait se prémunir contre ce risque, et aussi contre celui de voir se révéler, mais trop tard, un défaut caché.

Jeanne était enchaînée à cet impératif : il fallait absolument qu'elle achetât le meilleur et le plus beau : donc, elle n'était jamais satisfaite. Combien de fois n'a-t-elle pas jeté des objets coûteux parce que l'idée qu'il y avait mieux la réveillait la nuit ! Quant à moi, je traînais ce gros boulet : vouloir à tout prix, pourvu que ce fût gratuit, obtenir une invraisemblable quantité de richesses avec nos modestes salaires. Et je n'étais jamais content. Moi aussi, j'ai jeté de l'argent par les fenêtres, sous la forme d'objets bon marché que leur mauvaise qualité rendait inutilisables.

Notre ration de vie est bien courte : pourtant, courant obstinément après l'impossible, nous en avons gaspillé de cette façon une bonne partie.

Ces deux exigences qui nous empoisonnaient la vie, nous les avons découvertes après l'accident. Et nous en avons encore trouvé plusieurs autres. La pire de toutes, la meurtrière, la réciproque exigence d'être le chef de famille était loin d'être la seule. Il y avait bien sûr ma folle exigence de tout comprendre dont j'avais commencé à desserrer l'étreinte. Il y en avait encore plusieurs autres, plus ou moins fortes, souvent intermittentes. En voici quelques-unes, pêle-mêle : exigences de considération, de jeunesse, de beauté, de considération, de sécurité, de vie... Nous avons appris à les contenir en disant : « Tant pis, ce qui m'échappe, d'autres l'obtiendront. », puis à remplacer « j'exige » par « je veux » chaque fois que c'est possible.

Comme tu l'as vu, nos deux façons de gérer l'argent tiraient vie d'un grand nombre de racines diverses : nous n'avons pas été capables de toutes les arracher puis d'en mettre d'autres en terre. Malgré tout, l'amour a bien réussi son alchimie : des comportements antagonistes et aberrants, souvent pitoyables, ont été métamorphosés en éclats de bonheur.

Désormais, nous n'avons plus de conflits à propos de l'argent, tout au plus quelques désaccords vite effacés. Mais nous n'avons pas pu nous entendre sur une gestion commune de tous nos avoirs. D'ailleurs, est-ce souhaitable ?

Notre mode de gestion est très simple. Nous partageons en deux l'ensemble de nos ressources. A la suite de discussions qui peuvent être passionnées, voire frôler l'orage, nous convenons de dépenses communes que nous partageons aussi. Il reste alors à chacun de nous environ la moitié de sa part, somme dont il fait ce qui lui plaît.

Maintenant, enfin ! Nous savons utiliser nos revenus au mieux de nos possibilités, non seulement sans souffrances, mais avec plaisir. Et les soucis liés à l'argent n'encombrent plus notre existence. Eh bien, si nous n'étions pas restés, chacun de son côté, cramponnés à la volonté d'être chef de famille, nous aurions pu ensemble venir à bout de ce différend comme de la plupart des autres, avant le drame.

Mais revenons là où nous étions arrivés, avant l'horreur, justement. En attendant que le stress d'une mort réelle vînt nous arracher à nos passions égoïstes qui n'étaient encore que de la mort en puissance, le combat des chefs allait vers son paroxysme. Comme nous venons de le voir, il empêchait pratiquement toute remise en cause de nos façons de vivre respectives et il menaçait de faire durer la « Guerre de Cent Ans,vainement, aussi longtemps que nous serions capables de la supporter. Notre maison était le champ de bataille habituel. Il nous est arrivé d'y fracasser des objets, de préférence fragiles, générateurs de bruits, et pas trop chers : des assiettes ou des vases brisés sur le carrelage faisaient bien l'affaire. Sans amener la paix, cela nous soulageait quand même d'un trop-plein de rage.

Nous aurions voulu que les enfants n'eussent pas à souffrir de notre guerre, mais nous n'y parvenions pas. Nous imaginions naïvement les vacances, hors du temps des contraintes, comme un moment de bonheur où , tous ensemble, nous goûterions le fruit de nos efforts et, nos fardeaux posés pour deux mois, nous pourrions aller tout à loisir découvrir ce qu'il y a de l'autre côté de la haie. Pensez-donc ! Loin d'être une trêve, les vacances étaient les moments de nos pires affrontements.

Eh oui ! La vie commune n'était plus à temps partiel, comme en période de travail. Et surtout, nous étions libérés des contraintes du métier, libres enfin !... Libres d'imposer nos propres contraintes à l'amour de notre vie, libres de nous battre jusqu'à la capitulation de l'adversaire chéri.

Nous avions tout le temps pour enfin régler notre conflit une fois pour toutes, et nous y allions très fort pendant les premiers jours. Nous parvenions ainsi à pourrir deux semaines de notre joyeuse liberté.

La fin des combats n'était nullement en vue. D'ailleurs, pourquoi auraient-ils cessé ? Au contraire, l'affrontement allait crescendo, sans autre pause que les nuits de sommeil tourmenté. Mais, au bout d'une quinzaine de jours, nous étions bien las et le conflit nous paraissait provisoirement sans issue. Nous ne voulions pas, non plus, continuer de faire souffrir nos enfants tout en sachant que c'était vain. Par un accord tacite, nous décidions donc une trêve des vacances.

Ce n'était qu'un cessez-le-feu, un simple répit donc, dans la guerre qui aboutirait sûrement, un jour ou l'autre, à la résolution de notre conflit, issue improbable à laquelle nous continuions malgré tout de rêver. En attendant, pour sauver le reste des vacances, chacun campait sur ses positions.

En présence l'un de l'autre, nous avions l'approche de gens qui avancent en terrain miné. Une longue et douloureuse expérience nous avait révélé presque tous les points sensibles de l'adversaire. Il fallait éviter de frôler les détonateurs, faute de quoi l'explosion allait se produire et relancer les hostilités. Nous étions devenus experts dans cet art à tel point que notre démarche n'en était plus affectée. nous avions l'air d'un couple réussi, sans problèmes, fréquentable. Malgré tout, une explosion déchirait de temps à autre la paix fragile : au prix d'un gros effort, nous parvenions à rengainer nos armes avant que la guerre ne nous embrase à nouveau.

Je me souviens particulièrement d'un long voyage de vacances qui commença de cette façon. Estelle avait peut-être huit ou neuf ans. Avec nos trois enfants, en voiture, nous allions voir la Grèce. En chemin, nous devions rendre visite à plusieurs sites de Yougoslavie.

A cette époque, nous étions encore pleins d'admiration pour ce pays. Il avait repoussé seul les nazis. Son communisme frondeur nous paraissait prometteur ; enfin, et c'était peut-être le plus important, il parvenait à faire vivre en harmonie, nous semblait-il, une bonne dizaine de peuples très différents que des haines ancestrales avaient maintes fois poussés à s'entretuer. De plus, on y trouvait encore des plages à l'eau parfaitement limpide et des régions de montagne avec juste ce qu'il fallait de bitume pour les atteindre et, pour le reste, une nature intégralement sauvage.

C'était précisément dans un lieu de ce genre que nous allions vivre quelques jours, avant d'aller batifoler avec la Mer Adriatique dont nous attendions des plaisirs subtils et nouveaux. Notre camping se trouvait au centre du pays. Etait-ce la Croatie ? La Bosnie-Herzégovine ? Ou bien la Serbie ? Ce n'était guère important, à cette époque, puisque ces « régions » faisaient partie du même pays : la Yougoslavie. Cela se trouvait dans la nature sauvage, chevelue, au bord d'une rivière sauvage. C'était peut-être la Drina ?... Ou plutôt la Bosna ? Ou bien cette rivière dont le nom même nous paraissait sauvage : le (ou la) Vrbas ? Nous ne savions pas pourquoi un tel endroit nous attirait, sinon parce que cela nous paraissait bon. Maintenant, nous savons : nous avions très envie d'aller causer un peu avec Mômmanh.

Ne disait-on pas que dans les montagnes sauvages de Yougoslavie, il y avait encore des ours, des vrais, pas des « réintroduits ».

Dans le break bourré d'un chargement hétéroclite, les trois enfants occupés à lire sur le siège arrière, la guerre allait bon train entre les parents. Nous avions dépassé Ljubljana depuis longtemps. Dans notre rage de vaincre, tous les projectiles étaient utilisés, sans trop de souci pour les lois de la guerre. Elle m'envoya ce pavé qui aurait dû m'assommer:

« - Il y a plein de cinglés, dans ta famille. Et les gens s'étonnent de te voir délirer ? Mais si je ne t'arrêtais pas, ce serait dix fois pire.
- Quels cinglés vois-tu dans ma famille ? Des originaux, oui ! Des gens qui ont de la personnalité.
- C'estça, oui. Et le débile, quelle est sa personnalité ? »

Pendant que je prépare mon prochain coup, les kilomètres défilent.

Résignés, les enfants continuent à lire.

« - La débilité de Gérard n'est pas d'origine génétique. Tu sais bien que c'est l'avis de tous les spécialistes.
- Les spécialistes ! Ah oui ! Mais qu'est-ce qu'ils en savent, les spécialistes ? D'ailleurs, personne ne pourrait vivre avec toi.
- Et tes ancêtres espagnols, qu'est-ce qu'on en sait, hein ? Ton gène du crétinisme sort bien de quelque part, quand même !
- Alors là !... Pour une fois que tu me fais rire, tu ne l'as même pas fait exprès.
- Excuse-moi, Jeanne, je me suis laissé emporter. Non ! Non et non Je refuse de porter de tels coups bas. Je veux que nous arrivions à nous entendre sur des bases saines.
- C'est ça, oui ! L'homme parfait et moi, la salope. Mais regarde-toi, sinistre emmerdeur.
- Ecoute, Jeanne, je voudrais t'expliquer une chose importante. Mais tu ne vas pas te fâcher, hein ? Pour une fois, tu vas réussir à te contrôler. C'est le premier pas qui coûte.
- Qu'est-ce que tu mijotes encore ? Bon ! Envoie ta m... Je me cramponne.
- Je ne mijote rien : je réfléchis. Voilà ! Voilà !... Si tu as raté tes études, ce n'est pas pour les raisons que tu invoques. Je ne dis pas que tu manques d'intelligence : c'est un défaut plutôt rare, autant que je sache, mais ton esprit fonctionne d'une manière totalement fantaisiste. Bien sûr, je pourrai t'aider, mais pour comprendre cela, il te faudra un minimum de lucidité...
- Où as-tu vu que j'ai raté mes études ?
- C'est toi qui me l'as dit.
- Ne suis-je pas psychologue scolaire ? Quand je dis que j'ai raté mes études, c'est une façon de parler. D'ailleurs, je ne veux pas en entendre davantage. Arrêtons-nous là ! Arrête !... je te dis ! Je veux descendre !
- Mais, nous ne sommes pas arrivés. 0ù sommes-nous, d'ailleurs ?
- A 150 kilomètres de Split... »

Split se trouve au bord de la mer, bien loin de la montagne sauvage et du bord de rivière où nous devions camper, tellement loin qu'il était trop tard pour faire demi-tour et aller rejoindre la bonne route. Quand nous arrivâmes à Split, le soleil était couché. Faute d'avoir réussi à trouver un camping, il nous fallut passer la nuit dans la voiture. Split se trouvait à deux ou trois cents kilomètres de notre destination et nous ne pouvions pas imposer ce long trajet supplémentaire aux enfants.

Poussé par la tempête, Ulysse ne put rejoindre son île qu'après dix ans d'incertaines errances. Notre tempête personnelle aurait-elle des conséquences analogues ? Notre errance en terre yougoslave nous amena sur une grève aux galets bien polis.

Là, il n'y avait pas foule. Les enfants transformèrent un matelas pneumatique en plate-forme de plongée. De cette base, allongés à plat-ventre, ils pouvaient observer le fond de la mer, dix ou quinze mètres en-dessous, car l'eau était particulièrement limpide. Ils pouvaient aussi pêcher. Et, bien sûr, ils ne se privaient pas de plonger. Tantôt, c'était pour aller chercher les oursins, les coquillages et les autres trésors du fond, tantôt ils s'exerçaient à la chasse sous-marine, mais, le plus souvent, c'était simplement pour le plaisir qu'ils prenaient à se sentir comme des poissons dans la mer. Ils se plurent tellement ici, nos enfants, que nous y restâmes plus de quinze jours. Nous n'atteignîmes jamais la Grèce.

La Guerre de Cent Ans s'était développée et fortifiée tout au long de nos dix années d'Afrique. Trois enfants étaient nés pendant cette période qui nous avaient donné la force de supporter de longues trêves : Pablo, Estelle et Thomas. C'est pour eux que nous avions choisi de rentrer en France. Prolonger notre exil doré, c'eut été, pensions-nous, compromettre gravement leur éducation.

A l'école primaire réservée pour les enfants de coopérants et de quelques cadres supérieurs burkinabés, nos chers petits recevaient un solide enseignement. Ensuite, au lycée de Ouagadougou, le niveau baissait considérablement, non du fait des enseignants, mais à cause des élèves.

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