Mon Amour de l'An 2000 Georges Réveillac

 

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Chapitre 9 (Première partie)

La Trève des Découvreurs

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(Si tu rencontres « Mômmanh », « existence », « besoin d'existence », va voir au chapitre 2)

J'avais déjà pris l'avion une fois : je m'étais offert ce luxe pour rentrer plus vite d'Algérie, lors de ma « libération ». Quant à Jeanne, c'était son premier voyage dans les airs et elle se cramponnait à mon bras, enfonçant ses ongles dans ma peau, pour tromper sa frayeur. J'éprouve le même genre de peur en voiture quand ce n'est pas moi qui tiens le volant et que je n'ai pas une totale confiance dans le conducteur.

L'avion était un DC6, un appareil à hélices qui ne devait pas tarder à entrer au musée. Nous fîmes une première escale à Bordeaux, puis l'obscurité nous enveloppa. Pendant que nous survolions, paraît-il, les Pyrénées, l'Espagne, le Maroc, le désert, tous également emballés dans la nuit, je jouais d'abord avec plaisir, puis avec un agacement croissant, mon rôle de protecteur magique. Mais je finis par renoncer.

Puisque le « ronron » des moteurs était obstinément régulier, que l'hôtesse affichait son gracieux ennui, que l'air nous portait avec beaucoup de ménagements, sans toutes ces irrespectueuses secousses que nous imposent d'autres modes de transport, le train, par exemple, puisque tout était si apaisant, je glissai dans le sommeil ainsi qu'un bébé abusé par une tendre berceuse. Pendant ce temps, Jeanne se débattait dans les affres de la peur.

Mais il était dit que je ne devais pas dormir cette nuit-là. En effet, les haut-parleurs annoncèrent calmement : « Vous êtes priés d'attacher vos ceintures, car nous allons traverser une zone de turbulences. » Et l'avion se mit à cahoter sur ses coussins d'air, comme une carriole dévalant sans freins la pente d'une montagne. Par les hublots, nous pouvions voir, de temps à autre, un furieux éclair blanc déchirer la nuit. Il arrivait aussi que nous tombions comme un ascenseur brusquement décroché. Au bout d'un temps beaucoup trop long, cela s'arrêtait : nous étions sauvés pour cette fois, mais une nouvelle chute ne tardait pas à se produire. Il est probable qu'après cela, nous reprenions de l'altitude, car nous n'avons jamais heurté rien de solide. Le commandant de bord avait eu bien raison de nous faire attacher, car ma Jeanne, si impulsive, se serait précipitée sur la porte pour quitter cet endroit. Elle se raccrochait encore à moi dans sa détresse, mais les éléments déchaînés étaient les révélateurs de mon imposture : non, je n'étais pas le bon génie qu'elle attendait. Je regardai comment se comportaient nos frères humains, les autres passagers que je supposais être de vieux coloniaux expérimentés.

La plupart semblaient ne ressentir aucune frayeur ; certains lisaient, d'autres causaient paisiblement. Je fus alors à demi rassuré, suffisamment en tout cas pour reprendre mon rôle de mâle protecteur.

Puis l'air et les cieux redevinrent paisibles. Jeanne se serra tendrement contre moi et nous sentîmes que l'amour nous enveloppait. « Imbéciles heureux. » dis-tu ? Oh non ! Son chaud manteau paraissait bien trop solide pour n'être tissé que d'illusions.

Jeanne me dit que nous fîmes escale à Bamako, alors qu'il faisait encore nuit, mais je n'en ai gardé aucun souvenir. Pendant que se faisaient les mouvements de passagers et de fret, nous restâmes dans l'avion. C'est là, toujours en avance donc, que ma féminine moitié avala sa première bouchée d'Afrique : c'était chaud, âcre et riche, garni d'une jonchée de senteurs fortes, en vrac, qui se chamaillaient vigoureusement. Curieuse de la moindre sensation nouvelle, ma Jeanne en fut toute excitée. Mais déjà l'avion s'élançait lourdement sur la piste d'envol et elle s'agrippa de tous ses ongles à mes bras.

Bientôt, le jour se leva, franchement et rapidement, à la mode des tropiques. Alors, un morceau d'Afrique s'offrit à nos regards. C'était bizarre et décevant. Nous voyions une terre rougeâtre piquetée de petits ronds verts qui ressemblaient vaguement à des artichauts. Les villages apparaissaient comme des jouets fragiles posés n'importe comment sur cette terre désolée. Ce que je sus plus tard être des champs étaient comme les coups d'ergots d'une poule qui aurait gratté au hasard pour chercher des graines. Il n'y avait pas d'hommes, puisque nous ne pouvions les voir à cette distance. Je me demandai d'ailleurs s'ils existaient et, dans l'affirmative, ou diable pouvaient-ils bien trouver de quoi vivre ! Par ci, par là, de rares taches claires, vaguement scintillantes, ressemblaient à des flaques d'eau. Le plus souvent, le rouge cru de la latérite était la tonalité dominante et ce qui, vaguement vert, devait être de la végétation, y apparaissait comme des salissures. Pourtant non, nous n'arrivions pas sur la lune.

Nous descendîmes sur l'aéroport de Ouagadougou. Les pneus rebondirent une fois sur l'asphalte avant de rouler aussi sûrement que ceux d'une voiture.

Nous étions vivants et en pleine santé. Hourrah !

Au sortir de l'avion, nous entrâmes dans un bain de chaleur plutôt moite : le premier baiser de l'Afrique ; à nous de l'accepter ou de repartir. Le directeur de mon école était là. C'était, et pour encore quelques années, un Français. Il nous accueillit à la manière dont les exilés accueillent le compatriote qui leur apporte comme une bouffée d'air frais, un peu de ces nourritures dont leur nation leur a donné le goût et qui, à force de manquer, créent un désir impérieux que l'on nomme « mal du pays ». Ainsi, à l'étranger, on verra les Français se comporter bizarrement : un ambassadeur recherchant la compagnie d'un maçon, par exemple, ou un puisatier apprenant le bridge et le tennis pour faire plaisir à son ami l'avocat.

Le collègue directeur nous fit monter dans sa Deudeuch de service.

Pour commencer, nous travers âmes une grande agglomération peuplée presque exclusivement de noirs : une nouveauté, mais pas vraiment une surprise.

L'extrême pauvreté et la misère non plus, n'étaient pas vraiment des motifs d'étonnement : la presse du « Parti » nous l'avait maintes fois annoncé. C'était, disait-elle, la conséquence du « néo-colonialisme ». Toujours la même histoire, dans le fond : un nouvel épisode de la « Lutte des Classes », c'est-à-dire le combat implacable que menaient les riches pour voler les pauvres. Cette guerre était la gangrène de l'humanité et elle s'étendait, envahissant le temps, entends l'« Histoire », et l'espace, à savoir la Terre entière. Elle ne prendrait fin qu'avec la disparition de la classe exploiteuse, celle des riches, grâce à la collectivisation des entreprises privées. Alors, l'être humain redeviendrait naturellement bon et le faux paradis de l'au-delà, promis par tous ces religieux, mystificateurs et escrocs, serait remplacé par le vrai paradis installé sur notre bonne vieille Terre grâce aux communistes.

Pourquoi la sélection naturelle a-t-elle fait de nous des êtres de foi ?

Mômmanh a fait l'homme tel qu'il exige des piliers très solides pour appuyer son idéologie. Ils sont d'abord forgés par une réflexion aussi profonde que possible. Ensuite, trempés dans l'acide de la foi, censés être désormais indestructibles, ils deviennent des dogmes.

La foi aussi est un don de Mômmanh, pas intentionnel, car elle ne fait pas de plan, mais un choix empirique, puisqu'elle retient ce qui a fait ses preuves.

Le dogme de la « Lutte des Classes » était censé expliquer presque intégralement les défauts de la nature humaine et les malheurs de l'histoire.

Cette explication, j'étais tout prêt à l'admettre, mais il me fallait d'abord la comprendre et, pour cela, interroger les faits jusqu'au moment où je serais convaincu de sa justesse. Ainsi l'exigeait ma soif insatiable de tout maîtriser par la pensée, douloureuse passion dont tu sais qu'elle avait son bon côté : très utile quand je parvenais à la contrôler, elle devenait, hélas, comme toutes les passions, très dangereuse quand elle s'emballait comme une cavale folle, m'entraînant, cramponné à son cou, livide et muet d'effroi.

Ce n'était pas la première fois que je m'employais à contrôler la fiabilité d'un dogme du « Parti ». Tiens, cet autre exemple émerge des marais de ma mémoire. C'était quelques années plus tôt, pendant la Guerre d'Algérie et, bien entendu, le « Parti » expliquait qu'il fallait voir là, tout simplement un épisode de la « Lutte des Classes ». J'avais alors la possibilité de poursuivre mes études et de rester sursitaire, à l'abri jusqu'à ce que cette vilaine affaire soit terminée : au lieu de cela, et bien que j'aie horreur des coups de feu autant que des coups de couteau, je « cassai » mon sursis et je me portai volontaire pour effectuer mon service militaire en Algérie ; je voulais voir de mes yeux cette sinistre classe possédante en train d'accomplir ses noirs dessins, mais je ne parvins jamais à la distinguer clairement. Une nouvelle fissure s'était formée dans la carapace de ma foi toute neuve.

Mais il en faudrait bien d'autres pour qu'elle se déchirât complètement. D'ailleurs, n'avait-elle pas été griffée dès le début, quand j'avais refusé d'admettre que « La religion est l'opium du peuple » : je ne pouvais considérer le brave homme qui fut mon curé comme un trafiquant de drogue, ni ceux qui étaient morts pour leur foi comme des dealers et des drogués.

Cette fois encore, j'allais consacrer de longues années à m'efforcer de comprendre comment les néocolonialistes fabriquaient la misère du tiers-monde afin de s'en repaître. Le moment tant désiré de cette révélation ne devait jamais venir. Il me faudrait continuer de chercher jusqu'au jour où , ayant accédé à l'intuition d'une meilleure explication de l'histoire, je basculerais définitivement dans I'hérésie. En attendant, ma foi continuerait de se lézarder petit à petit.

Le directeur était un homme affable et volontiers bavard. Il interrompit son flot de paroles dès que nous l'assaillîmes de nos questions : sentant combien nous étions avides de découvrir notre nouvelle terre, il fit de son mieux pour nous satisfaire.

Dans la chaleur montante et la lumière crue, impitoyable, des tropiques, nous traversions la capitale. Même la Deudeuch, qui aurait pourtant dû nous être familière, paraissait étrange ici : maculée de boue rouge, les sièges enduits de matières douteuses agglutinées par une substance grasse, vraisemblablement à base de transpiration abondante, les jantes bosselées, les pneus balafrés d'inquiétantes cicatrices, les portières, les vitres et diverses composantes de la carrosserie disjointes, comme si elles avaient été déposées puis remontées en catastrophe, sans aucun soin. Ce moyen de transport nous paraissait encore plus effrayant que l'avion, mais il y avait une telle anarchie dans la circulation qu'il était impossible de rouler vite : donc, tant que nous fûmes dans les limites de la capitale que, décidément, je ne peux appeler ville sans dénaturer ce mot, je me sentis en sécurité.

Ma Jeanne et moi, nous sommes inlassablement curieux de tout ce qu'on peut trouver sur cette terre, et même au-delà : c'est une des raisons pour lesquelles nous revendiquons le droit de vivre mille ans. Mais il paraît que cette requête, pourtant modeste, est déraisonnable ; alors, il nous faut bien laisser à d'autres, à ces inconnus du futur, le plaisir de découvrir d'autres nourritures existentielles, sur terre comme par delà les cieux. J'espère que nous pouvons leur faire confiance ! De toutes façons, nous n'avons pas le choix. Alors, qu'ils sachent bien ceci.

Aucun pays ne se livre entièrement du premier coup.

De toutes les aptitudes à voir, à sentir, à comprendre, à goûter... dont Mômmanh a doté l'homme, nous n'avons développé qu'une partie : celle qu'a travaillé notre matrice culturelle d'Occidentaux Français. Le reste, à force d'être négligé, a perdu presque toute sa vitalité. Pourtant, quelques-uns de ses éléments sont encore capables de renaître, pour peu qu'on les stimule, en s'efforçant de s'adapter à un monde nouveau, par exemple. Mais, pour réussir cette métamorphose, il en faut des efforts et du temps.

Pense à un bon vin, produit d'un terroir et d'une culture : il est rare, n'est-ce pas, que tu puisses, dès le premier verre, savourer toutes ses qualités ; il arrive, souvent même, que le néophyte le juge mauvais et lui préfère un pétillant « Coca Cola ». Il faudra que tu l'aies goûté maintes fois, de préférence en compagnie de bons amis, pour que tu deviennes sensible à ses multiples composantes, inventions de la nature vivante offertes à qui n'a pas perdu le goût de la vie. Eh bien, la découverte d'un pays nécessite, à tout le moins, une aussi patiente initiation et, bien sûr, au bout de tous ces efforts pour vous ouvrir à des saveurs nouvelles, après ces longues fiançailles, il n'est pas sûr que les épousailles se fassent.

Le pays où tu mets les pieds pour la première fois n'offre pas seulement des qualités à découvrir : ce serait trop beau et même, probablement, ennuyeux. Il faut aussi prendre conscience de ses défauts et apprendre à s'en accommoder. Parmi les Français d'Afrique, les anciens, nos initiateurs, exprimaient ceci par une parabole.

Un Français nouvellement arrivé fait son parcours initiatique. Il découvre une mouche dans son verre : par réflexe, il jette le bon whisky et fait laver son verre. Quelques mois plus tard, ce sont deux mouches qui se débattent dans son whisky : il se contente de les enlever avant de boire. Au bout de quelques années, il est devenu un ancien. C'est à ceci qu'on s'en aperçoit : quand il n'y a pas de mouche dans son verre, il en attrape au moins une pour l'y mettre.

Enfin, il y a toujours, dans la découverte d'un pays, des nouveautés attachantes qui se laissent apprécier tout de suite : la saveur d'un fruit comme la mangue, par exemple, ou la violence passionné d'un paysage, la douceur de la lumière, la beauté des femmes, la gaîté ambiante... et que sais-je encore ?

Dans un premier temps, cette étrange capitale nous en mettait plein la vue. Et c'était bon !... Mais comment te le donner à ressentir ?

Tout était nouveau, comme si nous avions changé de planète. Pauvre, le plus souvent, voire loqueteux, miséreux, mais nouveau ! Les arbres, les rues, les habitations, les costumes, les gens, et même les oiseaux... Mais oui !

Tiens ! à ce propos, nous découvrîmes, comme une note d'humour bienvenue, ces affreux volatiles au coudéplumé, à la tête garnie de bourrelets répugnants évoquant des viandes avariées, ces gros oiseaux incongrus tels des pets sonores dans une assemblée mondaine, ces pauvres vautours mal-aimés dont le plumage paraissait sale, comme s'ils s'étaient ébattus dans les détritus. D'ailleurs, sans surprise aucune, nous apprîmes qu'ils sont de grands consommateurs d'ordures, des éboueurs bénévoles surnommés les charognards, ces malheureux bienfaiteurs de l'humanité qui ont tiré de mauvais numéros à la grande loterie de l'Evolution. Le chauffeur-directeur nous apprit que les abattoirs de Ouagadougou étaient leur quartier général.

Beaucoup de femmes allaient les seins nus, sans provoquer la moindre gêne, semblait-il. Attachés dans le dos de leur mère, des bébés, noirs eux aussi, dodelinaient de la tête en tous sens, au gré des mouvements maternels. Il y avait d'antiques camions que nous n'avions vu nulle part ailleurs, si ce n'est dans des films sur la Guerre 14-18, et qui semblaient rescapés d'un bombardement ; ils portaient d'énormes et très hauts chargements de bois, inclinés à tel point qu'ils auraient dû se renverser : un moment, je me demandai sérieusement si les lois de la pesanteur n'étaient pas, elles aussi, différentes dans ce pays.

Les filles et les femmes portaient hardiment toutes sortes de choses en équilibre sur leur tête : des jarres bien ventrues, des fagots, de grandes cuvettes émaillées aux couleurs vives, de petites tables dont on aurait dit qu'elles avaient été fabriquées par des enfants et qui servaient d'éventaires aux marchands et aux marchandes ; ainsi chargées, elles se tenaient bien droites, la poitrine en avant telle la proue d'une caravelle, et elles avançaient en se déhanchant autant qu'il le fallait, mais tout de même avec une certaine grâce et beaucoup d'aisance.

Il paraît que cet exercice quotidien leur donne un port de tête altier. Jeunes encore, c'est tout ce qui restait de leur beauté : leurs conditions de vie et leurs travaux physiques étaient si durs qu'à trente ans elles en paraissaient plus de soixante.

Les hommes, eux, ne portaient rien sur la tête : leur moyen de transport et de locomotion était le vélo, dont j'appris ultérieurement qu'ils le nommaient « cheval de fer », lourd et solide vélo dont le porte-bagages aurait pu supporter le poids d'une enclume de forgeron. Ils transportaient de pauvres affaires, parfois emballées dans des haillons, ou ficelées au moyen de lianes grossières ; il arrivait que leur chargement eût l'allure d'un échafaudage grotesque et branlant composé de biens hétéroclites et très humbles : des grappes de poulets étiques, la tête en bas, des fagots, des brassées de calebasses blondes, - ces curieux récipients de toutes formes qui ressemblent à des peaux de citrouilles dures comme du bois -, des caisses de petites marchandises, des sacs de grain, des bottes de légumes, des coupe-coupe ou quelque autre outil bien modeste, d'étroits rouleaux de grosse cotonnade tissée au village par le propriétaire du vélo...

Les femmes, les vélos et les camions antiques n'étaient pas les seuls moyens de transport : il y avait aussi des processions de petites charrettes en métal équipées de pneus, tirées par des ânes. Même si leur montage était fait sur place, elles représentaient bien les produits industriels de notre monde occidental, surtout quand on les comparait aux objets de l'artisanat local : des arcs non façonnés, des sagaies en bois brut armées d'une pointe de fer forgé sans symétrie, des poteries grossières ornées de motifs qui ressemblaient à des dessins d'enfants, des vêtements blancs informes appelés boubous et faits d'étroites bandes de cotonnade du pays cousues les unes aux autres, de petits meubles bancals qui insultaient les lois de la géométrie et de l'équilibre, des nu-pieds faits de lanières découpées au couteau dans de vieux pneus, luxe dérisoire de ces citadins qui ne voulaient plus marcher pieds nus pour qu'on n'allât pas les confondre avec ces paysans qu'ils étaient la veille encore...

Tous ces objets étaient réalisés entièrement à la main, sans mesures précises et avec des techniques - il me faut bien le dire - primitives : combien de fois allions-nous rencontrer dans l'usage quotidien, tels la pierre plate pour écraser les céréales, ou encore le rustique métier à tisser des paysans, ces mêmes objets que l'on peut voir dans les musées sur la préhistoire !

L'usage de la roue - Non ! Je n'exagère pas ! -, l'usage de la roue, donc, était tout récent, et il se limitait aux objets d'importation. Après un siècle de colonisation, les Burkinabés n'avaient pas encore décidé d'en fabriquer eux-mêmes : peut-être leur semblait-il dérisoire de vouloir fabriquer à la main et à grand peine ce que l'industrie produisait si facilement ?

Quelles sont les bases de l'existence humaine au Burkina Faso ?

Dans ce pays où cohabitent quelques dizaines de peuples ayant chacun sa langue et sa culture, les civilisations n'avaient pas développé les mathématiques, ni les sciences. Donc la technologie était à l'avenant : préhistorique. Mais leur pensée, cheminant sur des voies différentes des nôtres, avait certainement découvert d'autres aliments pour apaiser l'insatiable faim d'existence qui nous mène tous. Oui, quelle était donc la contribution de ces peuples au patrimoine de l'humanité ?

Au Burkina Faso comme en n'importe quel autre pays de la Terre, les hommes font leur vie avec ce que leur propose la nature. Ici comme ailleurs, les dons de Mommânh sont pour beaucoup dans les couleurs et les goûts que va prendre l'humaine existence. Or, à part un trop plein de soleil et un lot convenable de maladies tropicales endémiques, la nature n'a pas offert grand chose aux Burkinabés, pas grand chose de consommable, j'entends.

Quand les paysans en avaient tiré de quoi faire un copieux repas chaque jour, sans viande, ils estimaient que leurs affaires n'allaient pas si mal. Par ailleurs, le pays ne recèle pratiquement aucune ressource rentable. Pas de pétrole, ni d'hydroélectricité, ni aucune autre source d'énergie à bon marché. Pas de diamants, ni de cuivre, ni même de fer, aucun minerai si ce n'est quelques pincées d'or qui ne servent qu'à faire rêver : ne vit-on pas, je ne sais plus en quelle année, déclenchée par une rumeur que je crois sans fondement, une éphémère ruée vers l'or, dans le nord du pays, comme le coup de mâchoire dans le vide d'un requin affamé.

Qu'est-ce que l'animisme ? Comment se sont enchaînés l'animisme, le polythéisme, le monothéisme, l'athéisme ?

Donc, Mommânh ne s'est pas montrée généreuse envers les Burkinabés. Mais ne s'est-elle pas montrée également pingre, ou presque, à l'égard des Japonais ?

Voyons maintenant l'autre ensemble de ressources existentielles : la culture. Elle est d'autant plus performante que sont étendues les connaissances les plus proches de la rigueur scientifique. La culture d'une nation s'acquiert grâce à de multiples échanges entre peuples, associés à de bonnes conditions pour les études : le temps et les moyens matériels. Eh bien, ces ferments culturels étaient ont été très chichement attribués dans la dot de l'Afrique Noire.

L'idéologie de base est à l'avenant. Elle est d'origine préhistorique : c'est l'animisme. Tout d'abord, permets-moi de faire une piqûre de rappel sur ce sujet important.

En effet, l'idéologie s'appuie sur l'explication globale du monde qui paraît la plus plausible. Dans la préhistoire, les premiers hommes crurent que tout être, et même toute chose, à l'instar de l'homme, étaient gouvernés par des esprits : ils venaient d'inventer l'animisme.

Plus tard, à la lumière de nouvelles connaissances, d'autres hommes jugèrent invraisemblable l'existence des esprits. Alors, quoi ?... Et ils inventèrent le polythéisme, comme les Grecs.

Chaque peuple ayant les siens, les dieux étaient des millions et des millions. Encore plus tard, cette immense foule de divinités qui se contredisaient et se chamaillaient sur toute la terre parut vraiment trop incohérente : on inventa le monothéisme.
Puis, principalement à partir de la Philosophie des Lumières, l'existence de Dieu parut de plus en plus improbable : l'athéisme se développa.

Ces croyances sont notre chien d'aveugle pour explorer l'immensité du réel et en tirer le meilleur parti. Celui qui servait ainsi de guide aux Burkinabés était, là encore, un fossile vivant, bien proche de l'animisme.

Les animistes croient que, tout comme l'homme de chair est habité par une âme immatérielle : son esprit, la nature entière a été créée par des esprits, elle est gouvernée par des esprits, elle est habitée par une multitude d'esprits. Dans la chair du lion se trouve l'esprit du lion, dans l'eau de la rivière se trouve l'esprit de la rivière, et ainsi de suite. Pour obtenir ce qu'on veut de la nature, il faut appeler la puissance des esprits.

Je découvris cette croyance par hasard, un jour où tous mes élèves refusaient de couper les hautes herbes sur le terrain qui allait être leur jardin. Ils étaient pourtant très motivés pour ce travail. Tous avaient improvisé, avec plus ou moins de bonheur, des excuses dont la somme était invraisemblable : noces, funérailles, travaux collectifs, marché, convocations administratives... Il y avait même un faux pansement.

« - Que vous ai-je donc fait, pour que vous me traitiez ainsi tel un imbécile ? Pourquoi cette insulte ?

Et l'un d'eux osa me révéler la vraie raison de leur attitude.

« - C'est le dieu, Monsieur. Il est dans les herbes. Si on les coupe, il va être fâché.
- Trop fâché, même ! Renchérit un autre. Il va y avoir un grand malheur.
- Tu vois, patron, l'herbe est verte : le dieu est là, c'est sûr !
- Monsieur, tu attends quelques jours seulement. Quand l'herbe est bien sèche, le dieu est parti. Alors on coupe l'herbe... tranquilles. »

Evidemment, de telles croyances ne sont guère propices aux découvertes scientifiques : quand on cherche quel mauvais esprit est responsable d'une maladie, les chances sont amoindries de découvrir le véritable coupable, un microbe, par exemple.

Ceci dit et malgré tout, quand on suit un chemin différent, fût-t-il complètement erroné, on doit découvrir des choses différentes. Donc, en suivant les voies tracées par leur credo animiste, les Burkinabés devaient avoir fait d'originales découvertes. C'est vrai, mais je ne parvins à voir que les plus évidentes. Je pense d'abord à la virtuosité de leurs batteurs et de leurs danseurs pour qui leur art paraît aussi aisé et essentiel que la respiration chez moi. Je pense aussi à leur large sourire qui n'est pas de politesse comme chez les Asiatiques, mais de simple bonne humeur, et qui trône comme un soleil au milieu de l'extrême pauvreté. Je ne pus découvrir le secret de ce sourire.

Je pense aussi, et j'aurais dû commencer par là, à la qualité de l'accueil burkinabé. Ma Jeanne, nos enfants et moi-même, nous avons été heureux dans ce pays et quand nous ne l'étions pas, nos hôtes n'y étaient pour rien. Et pourtant, leur façon de vivre et leur univers mental étaient aussi éloignés du nôtre que pourraient l'être ceux d'extra-terrestres vraiment étranges.

A ce propos, je ne peux résister à la tentation de vous raconter une anecdote.

En excursion dans la brousse avec des amis, nous devions passer la nuit dans un village reculé où les enfants n'avaient encore jamais vu de blancs. Et ils étaient nombreux, ces petits noirs aux grands yeux écarquillés qui se pressaient autour de notre modeste campement. Les plus hardis nous touchaient. Ils observaient tout : voitures, lits de camp, glacières, bagages, toutes nos affaires et aussi le moindre de nos gestes, le moindre de nos actes. Nous étions comme des animaux dans un zoo.

La soirée s'avançait, nous aurions aimé dormir, mais les enfants étaient toujours là et aucun signe ne venait qui aurait indiqué leur intention de respecter notre sommeil et notre intimité. Nous ne pouvions leur parler car aucun ne comprenait le français. Ce soir-là, nous nous sentions loin, loin, bien loin de chez nous.

C'est alors que le « Saint Esprit » descendit sur notre ami Roger. De sa belle voix d'Italien, il se mit à chanter « J'irai revoir ma Normandie » et il entreprit d'apprendre cette chanson aux enfants. Eux aussi se mirent à chanter :

« J'irai revoir ma Normandie,

C'est le pays

Qui m'a donné le jour. »

Après quoi, Roger mima l'homme endormi et, par gestes, indiqua aux enfants qu'ils devaient partir.

Nous passâmes une bonne nuit, sous les étoiles.

Revenons aux trouvailles des multiples cultures de ce pays : je ne fus pas capable de savoir si d'autres inventions burkinabés sont valables ou non. Ils prétendent avoir découvert quantité de bonnes recettes, dans plusieurs domaines, découvertes que notre attitude méprisante nous conduit à ignorer totalement. Ils auraient quelques médecines locales efficaces ; ils sauraient traiter, à leur façon, le stress et quelques autres affections de l'âme ; ils auraient même, dans les domaines de l'agriculture et de l'artisanat, quelques techniques intéressantes de leur invention.

Il est vrai que nous étions bien mal préparés à découvrir l'âme de l'Afrique Noire.

Une culture, nous l'avons vu, est une architecture vivante et complexe issue d'une somme d'apprentissages. Il est presque aussi difficile de changer de culture que de changer de corps pour renaître à une autre vie. Mais ce n'était pas la seule limitation dans notre aptitude à découvrir : nous étions orientés vers un autre but : apporter « La Civilisation » aux pauvres noirs.

Il existe une idéologie occidentale qui veut régir le monde. On peut la résumer à ceci : science matérialiste, démocratie et droits de l'homme. Au temps de notre jeunesse, dans toutes les cultures du monde, mais surtout dans la nôtre, les intellectuels occidentaux piochaient tout ce que notre idéologie jugeait bon. Le produit de cette moisson était appelé : « La Civilisation ». Et la France, dans ses ex-colonies, envoyait des « coopérants » chargés de la répandre.

Nous ne venions pas au Burkina Faso pour apprendre, mais pour enseigner « La Civilisation ». Cet enfermement dans notre idéologie était un deuxième obstacle dans la découverte des cultures burkinabées.

En ce qui concerne la pensée animiste, lors de notre arrivée en Afrique Noire, nous la considérions doublement avec mépris. Pour commencer, nous ignorions son existence en tant que pensée. Ensuite, les curieux rites que les coloniaux avaient rapportés dans les médias, les déguisements grotesques, les danses endiablées, les pratiques de soi-disant magie, les croyances en des êtres surnaturels censés habiter tel lieu ou posséder tel individu, tout ce folklore colonial nous apparaissait comme un assortiment de superstitions nées de l'ignorance ancestrale. La « Civilisation » ne reconnaissait comme bon que l'art nègre, essentiellement les masques et la danse : tout le reste était à jeter.

D'ailleurs, toutes ces vieilleries n'allaient pas tarder à disparaître. Tu sais pourquoi : nous venions d'arriver, surtout moi l'enseignant, doublement éclairés par la glorieuse école laïque française autant que par l'infaillible pensée marxiste !... Ah mais !... Moi et quelques autres, nous allions conduire ce peuple sur la voie de la connaissance et de la prospérité. L'Afrique Noire toute entière allait se lever, étonnant le monde de ses prouesses.

« - Bien ! Au fait, peux-tu me rappeler où nous étions arrivés. Parle plus fort car mon ouïe baisse. Comment ?... Ah oui ! Bien sûr, c'est à moi qu'il appartient de ne pas m'égarer, sinon comment pourrai-je te guider, mon pauvre ami ? Eh bien, soit !... Pardon ?... - Que viennent faire toutes ces digressions dans un roman d'amour ? - Eh bien, il me semble te l'avoir déjà dit. Alors, tant pis si je me répète !... »

En quoi l'orgasme amoureux est-t-il le feu d'artifice de deux existences réussies ?

Deux personnes, généralement de sexes complémentaires, font ce qu'elles peuvent pour réussir leur vie, chacune de son côté jusqu'au moment de leur rencontre, moment où leur vient le désir de fusionner leurs deux existences. Si elles parviennent à s'accorder, Mommânh les récompense en les inondant d'une joie sans pareille.

Oui, je l'ai déjà dit, mais c'est tellement bon !

Eh bien, il en est encore ainsi, pour ma Jeanne et moi, malgré notre âge avancé et toutes les bêtises que nous avons faites. Chaque nuit, quand nos corps se retrouvent peau contre peau, nous éprouvons une chaleur qui n'a rien de commun avec celle du radiateur. Non, même maintenant, surtout maintenant, je n'échangerais pas ma bien-aimée contre un grog fumant et une bouillotte. Car cette chaleur que nous ressentons, c'est un courant de plaisir qui efface toutes nos blessures, c'est, je crois, la caresse bénissante de Mommânh, les applaudissements de Mommânh qui nous encouragent ainsi à continuer.

Alors, tu vois !... Puisque l'amour est un triomphe de l'existence, il faut bien que je te raconte la nôtre. Sans quoi, ce roman serait une porte sur le vide, comme ces cartes postales kitsch où deux mannequins, sans doute dérobés dans un magasin, enlacés au milieu d'un cœur en sucre d'orge, représentent, paraît-il, deux amoureux.

Et tout ceci ne me dit pas à quel moment de l'histoire nous sommes arrivés. Ah ! Voilà, j'y suis.

Nous venions d'arriver à Ouagadougou. Notre amour paraissait solide et pourtant la partie était loin d'être gagnée. Mais cela nous l'ignorions.

En attendant, nous étions étonnés, intrigués, excités par toutes les nouveautés que nous offrait cette étrange capitale. Son appel nous aspirait littéralement.

Les plaisirs révélés par l'expérience et les plaisirs encore à découvrir

Pour le petit d'homme qui arrive à la lumière du monde, l'appel aux plaisirs ainsi qu'à la vie est encore vierge de réponses. Alors, tout est neuf, tout est chargé d'émotions : la première fois que bébé assiste à l'envol d'un oiseau, la surprise est tellement bonne qu'il rit aux éclats. Puis notre espace existentiel se garnit en même temps qu'il se structure.

Désormais, notre regard est attiré vers ce que nous avons déjà eu l'occasion d'apprécier. Supposons que la première poire que j'ai goûtée ait été délicieuse : maintenant, chaque fois que ce fruit apparaît dans mon environnement, il capte mon attention. Donc, les découvertes se font plus rares et leur force émotionnelle diminue.

Cependant, pour peu que l'on garde en son âme une porte grande ouverte aux nouveautés - Et vive les courants d'air ! -, puisque le domaine existentiel est tellement vaste que nous n'en connaissons pas les limites, la vie nous apportera quand même et toujours de bonnes surprises.

Tiens, cela me rappelle cette soirée de mes vertes années où je faisais de l'auto-stop sur la route de Caen. Une belle voiture s'est arrêtée et je suis monté au ciel. L'intérieur était confortable, le moteur puissant et silencieux, le conducteur aussi maître de sa monture qu'une antilope bondissante l'est de son corps. La route se faufilait dans la verte campagne vers le haut d'une côte. C'est au sommet justement que la musique triomphale a explosé dans mes yeux, dans ma tête, dans tout mon être, et que je me suis entendu dire, intérieurement : « Merci, mon Dieu. »

Que se passait-il donc ? Oh, rien d'extraordinaire ; d'ailleurs, le conducteur de la voiture ne vit rien. Tout banalement, il y avait un magnifique spectacle dans le ciel, orchestré par le soleil couchant, spectacle qui n'était donné, me sembla-t-il, rien que pour moi.

Depuis cette somptueuse soirée, quelques dizaines d'années ont passé au cours desquelles j'ai eu, de temps à autre, le bonheur de gagner à la tombola de l'existence quelque belle révélation : une chanson, une promenade en Provence, l'explication d'un mystère de la vie,... et je sais que d'autres viendront s'y ajouter pour peu que la mort prolonge mon sursis. Mais aucune de ces découvertes, aussi importante fût-elle, n'a pu me procurer l'immense plaisir qui me fut accordé ce soir-là : j'avais tellement faim ! Et je fus comblé.

Eh bien, ma Jeanne et moi, nous cultivons ce même souci de garder dans notre âme une porte grande ouverte sur le monde et tout ce qui peut se trouver au-delà. Nous sommes donc très curieux de tout ce qu'il peut y avoir de bon dans l'univers et c'est heureux, car à quoi servirait-il de garder la porte ouverte si nous n'invitions personne à rentrer.

Est-ce là notre lien le plus fort ? Pourquoi pas ? En tous cas, fouiner partout dans le monde, pas seulement dans les pays, mais dans les livres, les spectacles, dans la tête des gens, partout où nous avons des chances de découvrir quelque chose d'intéressant : voilà notre commune passion. Et il y a encore ceci : les personnes qui, d'emblée, nous paraissent les plus antipathiques, ce sont celles qui croient tout savoir, autrement dit, celles dont l'esprit est fermé, bouché, nous les considérons comme des dangers publics.

Tiens : il arrive, et ce n'est pas rare heureusement, que la beauté d'une femme m'arrache à mes spéculations trop souvent oiseuses. Cette beauté m'interpelle, disant : « Tâche donc d'arriver à ma hauteur, andouille ! Plutôt que de gaspiller le temps qui t'est accordé. » Alors, je la regarde plus attentivement. Si je vois, comme c'est trop souvent le cas, qu'elle n'a pas ces grands yeux questionneurs qui toujours, sans se lasser, appelleront les découvertes, alors j'ai le sentiment que cette beauté n'est pas vivante, et elle ne m'intéresse plus. Si par contre, sondant du regard ces grands yeux, reflets d'une âme féminine, j'y trouve une curiosité avide et qu'elle soit accompagnée de cet élan généreux qui ne demande qu'à s'enthousiasmer pour toutes les beautés du monde, si j'y devine une belle âme qui saluera d'un clair éclat de rire n'importe quel motif d'émerveillement, alors je me sens fortement attiré.

Donc, ma Jeanne et moi, à tout moment, nous sommes avides de recevoir une nouvelle saveur, une mélodie inconnue, une architecture inédite, une pensée prometteuse... Pour cette joie d'enrichir l'existence, nous sommes prêts, dans la mesure du possible, à chambouler nos habitudes.

Et nous ne voulons pas que des idées fausses fassent écran entre le réel et nous, même si elles sont sacrées. Car nous cherchons avant tout un monde réel et, si possible, qui dure longtemps. Après notre jardin des découvertes, en voici un deuxième que nous cultivons ensemble : celui de la connaissance.

Quand nous avons bien jardiné, Mômmanh nous offre l'amour en prime.

Tout ceci pour te dire que, lors de notre arrivée à Ouagadougou, puisque que nous étions de jeunes adultes conscients qu'ils ne seraient jamais tout à fait mûrs, et que nous partageons ce don bénéfique de curiosité insatiable, notre capacité d'émerveillement était encore bien forte. Elle n'était plus aussi vive cependant que celle du bébé qui essaie d'attraper un pigeon : découvrant avec stupéfaction que l'animal s'envole, il crie son plaisir et applaudit à cet exploit de l'oiseau. Non ! Dans la Deudeuch qui parcourait les rues de cette bizarre capitale d'un monde nouveau, nous ne battîmes pas des mains en poussant des cris d'étonnement et le collègue directeur n'eut pas à s'inquiéter de notre comportement.

Nous avons d'abord traversé des quartiers pauvres : enclos que là-bas on appelle « concessions », entourés de murs de terre plus ou moins détruits par les pluies ; cases rectangulaires, en terre également, au toit de tôle ondulée plus ou moins rouillée, semblable au toit de nos hangars et qui, tout comme ces derniers, évoquent les croûtes de vilaines plaies sur la face de la terre, cases rondes aussi, au toit de chaume, un peu plus dignes ; des tas d'ordures par-ci, par-là ; quelques arbres grands comme des tilleuls, au feuillage abondant d'un vert plein de santé, touches d'optimisme dont on nous dit que c'étaient des manguiers venus de l'Inde et qu'ils portaient des fruits délicieux ; partout des enfants dont quelques-uns étaient entièrement nus, le corps parfois couvert de cendre ; des chiens efflanqués, des poules, des chèvres, des cochons, et même, il me semble bien, au détour de quelque poussiéreuse rue en terre rouge, un cheval vraiment maigre qui paraissait attendre la fin du monde, ou encore un étrange animal appelé « zébu » et qui ressemblait à une vache, avec de grandes cornes, affublée d'une ridicule bosse sur le dos, laquelle bosse tressautait de manière grotesque comme un sein de vieille.

Je me demandais ce qu'on pouvait bien faire dans ces enclos familiaux appelés « concessions ».

Outre la saine curiosité dont je t'ai parlé, jeunesse oblige, j'étais entraîné par le désir d'en mettre plein la vue à nos connaissances, lesquelles ne pourraient manquer d'être de plus en plus nombreuses, lors de nos retours en France. Je les imaginais, chuchotant à mon approche : « Tiens. Tu as vu qui est là ? C'est Michel. Mais si, on t'en a sûrement parlé, Michel l'Africain, celui qui connaît l'Afrique comme sa poche. Il faut écouter ce qu'il raconte : c'est fascinant. Il a tout vu, tout compris ! Avec lui, tu sais tout sur l'Afrique et les peuples noirs. Incollable ! Et puis, il fait un sacré travail, là-bas ! Extraordinaire !

Avec lui, c'est le continent tout entier qui va changer. Attends quelques années... Oh ! Mettons quelques décennies, et tu verras : l'Afrique Noire nous en mettra plein la vue... Il y aura de belles femmes noires sur les Champs-Elysées, des corps de statues bien sûr, mais souples, sensuelles, mystérieuses... Tu vois ? Et puis, on verra des produits africains partout : ce sera comme pour les produits japonais, maintenant. En plus de la danse et de la musique noires, il y aura la mode, le cinéma, la peinture, la science, la littérature... Ce sera tout nouveau et formidable, tu verras. Il y aura un nouvel Einstein, tout noir. Et quand tu voudras aller faire un tour sur la lune, tu embarqueras peut-être sur un vaisseau spatial africain... »

Alors ?... Diras-tu encore que mon délire était totalement égotiste?... D'accord : j'en avais quand même une sacrée couche. Cependant, après m'être décrassé du mieux que j'ai pu de ce délire de gloire, je continue malgré tout d'espérer que le rêve d'une Afrique prospère et créative se réalisera.

Découvrir les secrets de l'Afrique qui s'étalaient au grand soleil dans les enclos familiaux appelés « concessions » ? Il n'est pas si facile d'entrer dans l'intimité des cultures noires, même si tu es gentiment invité. Il y avait là, pour nous barrer la voie, plusieurs obstacles que nous ignorions, à commencer par ces idées fausses dont je t'ai déjà parlé. Entre nos peuples, d'énormes différences de niveau de vie et de culture constituent d'autres barrières dont quelques-unes sont bien évidentes. En voici quelques échantillons.

Dans nos pays occidentaux, nous avons un grand souci de l'hygiène et des précautions diverses qui garantissent approximativement notre vie jusqu'à un âge avancé, et nous tenons beaucoup à ne pas mourir avant d'avoir reçu, au minimum, notre quota d'années. Eh bien, l'extrême pauvreté des Burkinabés ne leur permet pas de telles exigences et ils vivent en compagnie de la mort. Du moins, c'était ainsi il y a un quart de siècle et, compte tenu de l'extrême lenteur des progrès dans l'Afrique Noire, je ne crois pas que cet aspect de la condition humaine ait beaucoup changé.

Ils s'exposaient à toutes sortes de maladies et, dans la plupart des cas, ils n'avaient pas les moyens de payer des soins efficaces. Pour commencer, les villageois, de même que certains citadins, buvaient de l'eau insalubre. Pourtant celle-ci ne pouvait être plus naturelle puisque, généralement, elle provenait directement d'une sorte d'étang qui se remplit à la saison des pluies et qu'on nomme « marigot ». Cette eau est habitée par des colonies de parasites en tous genres, absolument naturels eux aussi, et elle n'était ni traitée, ni bouillie, ni filtrée, ni rendue potable par aucun procédé. En la buvant, avec juste un peu de chance, on attraperait plusieurs infections dont quelques-unes sont mortelles.

Si ce moyen échouait, il en existait plusieurs autres pour inviter la mort à son repas. Voici l'un des plus simples, réservé toutefois aux habitants de la capitale : déguster sans précaution une tendre laitue que le jardinier avait régulièrement et très soigneusement arrosée avec l'eau de l'égout à ciel ouvert qu'un de nos amis appelait familièrement le « Rio del Merdo ».

Le climat est, semble-t-il, propice au développement rapide des virus, des microbes, des amibes, des vers et des larves en tous genres. Un grand nombre d'animalcules convoitent ton corps pour y tailler des beefsteaks et y creuser les cavernes où habiteront leurs colonies. Ils attaquent par les airs, par la terre, par voie d'eau également et ils savent très bien utiliser les viandes et autres aliments parasités en guise de Cheval de Troie. Amateurs de nouveautés, tu as là plusieurs plateaux de surprenantes maladies exotiques : le paludisme bien connu, mais aussi des amibiases, des bilharzioses, des filarioses, le ver de Guinée, l'onchocercose... Si un excès de nouveautés te donne le vertige, l'Afrique généreuse tient également à ta disposition un bel assortiment de nos maladies familières : rougeole, méningite, hépatite, fièvre typhoïde...

Voici un aperçu des conditions ordinaires de l'hygiène à la campagne, que l'on appelle brousse, là-bas. Sache qu'à la ville, où presque tous les citadins sont venus récemment de la brousse, la santé n'est guère mieux protégée.

Eh bien ! Chez le paysan burkinabé, le service de la table était très simple. Sur la terre poussiéreuse on disposait parfois une natte de paille tressée, mais ce n'était pas une règle impérative. Toute la famille s'asseyait autour, par terre, et le plat unique était déposé au centre. Chacun y puisait avec ses mains jusqu'à ce que tout fût consommé. L'eau, je vous en ai déjà parlé. Non seulement, c'était la boisson courante, mais elle servait également à laver les aliments, les pots, les calebasses et autres récipients culinaires. A supposer que tous les convives se fussent lavés les mains, ce que je ne pouvais vérifier, cette même eau naturelle y avait déposé ses empreintes.

Vous avez compris : accepter de prendre part à un repas dans une de ces mystérieuses « concessions », accepter ne serait-ce qu'une gorgée d'eau ou de cette bière de mil qu'ils appellent « dolo », c'était comme si tu allais recevoir le baiser du pestiféré.

Une fois, je ne trouvai aucun moyen qui ne parût pas offensant pour négocier un refus etje me retrouvai assis dans la poussière en compagnie d'une famille paysanne. Au centre du groupe, dans une grande calebasse, se trouvait le plat du jour, censé être un régal : des « pois de terre » !... Comme tout le monde, sans même penser à me laver les mains, je piochai dans la commune calebasse quelque chose qui ressemblait à des pois chiches ; quand je les croquai, sous mes dents quelque chose crissa que je pris pour des grains de sable contenus dans la terre restée attachée aux fameux pois. Cette interprétation est peu vraisemblable, mais je ne pus la vérifier. Pour faire glisser les choses jusque dans mon estomac affolé, je pus boire, à une autre calebasse commune, quelques rasades de bon dolo, aigrelet, évoquant vaguement certains cidres de mon enfance, mais néanmoins très, très louche. En fait, je ne suis nullement autorisé à te rapporter le goût de ces aliments car la peur m'empêcha d'y prêter attention.

Dès que la bienséance m'y autorisa, je m'éloignai dans la poussière ocre et j'allai me réfugier dans la case qu'on m'avait attribuée. J'y restai le temps de trouver un remède à la panique qui m'envahissait. Cette expérience fut gratuite : aucune colonie de parasites ne s'installa dans mon corps. Par la suite, je sus toujours trouver le moyen de refuser ce genre d'invitation et ce, je l'espère, sans vexer personne.

Comment les cultures peuvent-elles s'entendre et s'enrichir sans se détruire ?

N'y avait-il pas déjà, là, une barrière infranchissable entre ces peuples et nous ? Eh bien, non ! En fait, la plupart des obstacles que j'ai évoqués, sinon tous, peuvent être franchis. Mais, pratiquement à chaque fois, il faudra y mettre patience et ténacité.

D'une manière générale, pense que nous avons nous-mêmes érigé ces barrières, laborieusement, au cours de notre lutte pour vivre indéfiniment. Et voici le moment venu de les abaisser, ces maudites barrières, maintenant que toute existence humaine peut s'exprimer à l'échelle mondiale. Les hommes doivent être capables de comparer leurs modes d'existence respectifs et d'en tirer profit, à la manière dont les femmes peuvent se présenter mutuellement et commenter leurs toilettes, enrichissant ainsi leur arsenal de séductrices, sans pour autant se voler dans les plumes.

Difficiles à présenter et à discuter sont les idéologies. Pour commencer, les interlocuteurs doivent admettre qu'ils ne détiennent pas forcément la vérité, mais qu'ils obéissent à des croyances. Face à ceux qui croient aux esprits maîtres de l'univers, nous aussi, les occidentaux, nous devons reconnaître que nous croyons en une autre explication : la matière dénuée de tout esprit aurait engendré la vie laquelle aurait donné naissance à notre âme mortelle.

Admettre, le temps de la discussion, que nos croyances sont des croyances et non des vérités premières.

Si les hommes parvenaient ainsi à baisser leur garde idéologique, le temps de jeter un regard curieux par dessus la haie de leur voisin, il arriverait moins souvent qu'ils égorgent leur semblable pour un banal délit d'opinion.

Cependant, quelle que soit la culture qui les a formés, la plupart des gens se contentent de mettre en pratique les croyances de leur idéologie. Ils ne sont capables ni de les justifier ni de les discuter : c'est là le rôle des théologiens, ou des idéologues, ou des membres du comité d'éthique de notre douce France. Ce sont donc ces gens-là, ces grands prêtres, qui devraient se concerter pour comparer et tenter d'accorder leurs idéologies.

Il est plus difficile encore d'apprécier mutuellement des règles de vie qui s'appuient sur des croyances oubliées. Vous savez qu'il faut en faire l'histoire ce qui, bien souvent, nécessite la contribution de spécialistes. Les historiens viendront donc éclairer les débats.

Mais j'ignorais alors tout cela...

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