Mon Amour de l'An 2000 Georges Réveillac

 

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Chapitre 8

Les Prémices de la Guerre

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(Si tu rencontres « Mômmanh », « existence », « besoin d'existence », va voir au chapitre 2)

Jeanne fut ravie d'être enceinte.

Sa gracieuse silhouette de danseuse développa une rondeur excessive qui tendait la peau du ventre lequel finirait par ressembler à un énorme ballon. Elle deviendrait comme une citrouille affublée d'une petite tête et ses jolies jambes de danseuse sembleraient alors trop fragiles pour porter une telle surcharge. Tu sais quel souci elle a de se faire belle à tout moment : eh bien là, jusqu'à la sortie de notre bébé, elle accepterait sans le moindre regret le sacrifice provisoire de sa beauté.

Après quelques mois de grossesse, son ventre commençait tout juste à s'arrondir mais, comme toujours, il fallait qu'elle devançât les événements.

« - Je suis enceinte jusqu'aux yeux, disait-elle. Te rends-tu compte que je t'ai choisi pour être le père de mon enfant ?
- Bien sûr ! que je me rends compte. La réciproque est vraie, ne l'oublie pas : je t'ai choisie pour être la mère de mes enfants.
- En es-tu bien sûr, d'avoir choisi ? Tu étais si pressé de semer ta demi-graine que tu l'aurais mise dans n'importe quelle fleur ouverte. Tu as de la chance que « Moi ». je t'aie choisi. Tâche de rester à la hauteur... Oh ! il m'a donné un coup de pied, le petit voyou. Tiens, chéri, mets ta main là... Pas ici, non, là !... Tu le sens, comme il bouge ?
- Ah oui ! Je l'ai senti. Mais revenons à ce que tu viens de dire. Tu m'as choisi. Je t'ai choisie. Pour éviter la répétition, pourquoi ne pas admettre que nous nous sommes reconnus mutuellement ? Hein ?
- L'homme quémande, la femme dispose. Tous les hommes, du moins tous ceux qui ne sont pas d'ignobles et stupides brutes, presque tous les hommes, donc, quémandent la permission de faire l'amour à toutes les femmes qu'ils rencontrent, pour peu qu'elles soient « baisables ». Ils vont même jusqu'à payer pour cela ! Les femmes, non : elles attendent de rencontrer, parmi tous ces assoiffés, celui qu'elles aiment. Et alors, elles l'invitent à faire l'amour pour de vrai. Voilà comment vous êtes, vous les hommes, esclaves de votre ridicule bout de viande qui ne mérite même pas le surnom de quéquette.
- Comment ? Pour commencer, je ne suis pas « les hommes », je suis Michel, ton époux adoré.
- Chéri, ne gâchons pas notre temps à discutailler du sexe des anges. Nous avons un bébé en route. Oh ! Pourvu qu'il soit normal !
- Encore ! On dirait que cette crainte t'obsède. Mais enfin, pourquoi diable serait-il anormal ? Jamais une telle idée ne m'a effleuré.
- Ah ! Tu es bien un homme ! Si tu pensais parfois à autre chose que toi-même, tu aurais découvert depuis longtemps que les bébés anormaux, il en naît quand même un par-ci, par-là, et qu'il faut bien les élever.
- Si c'est un enfant anormal, nous l'élèverons du mieux que nous pourrons. Et puis, je serai toujours avec toi, quoi qu'il arrive.
- Eh bien ! Comme tu y vas, toi qui es si prudent, d'habitude ! Enfin Tu seras gentil avec moi, dis ? Même quand le bébé sera né, tu resteras gentil, hein ? Oh ! oui, tu le seras. Tu es un homme gentil, toi... Je t'ai choisi pour cela,... Et pour d'autres raisons, naturellement.
- Ah ! Tu m'as choisi ? Vraiment, tu y tiens !... Mais ! bien sûr que j e resterai aussi gentil après la naissance que maintenant ! Pourquoi est-ce que je changerais ?
- Parce que beaucoup d'hommes sont ainsi. Quand leur « Petit Oiseau » est bien rassasié, ils délaissent la belle qui s'est imprudemment donnée. Elle se retrouve avec un fantôme d'amour et, en souvenir, un enfant qu'elle devra élever seule.
- Tu as vraiment de drôles d'idées... D'ailleurs, moi aussi bien sûr, je t'ai choisie. Quel gâchis, s'il en était autrement ! Ces mois de braise et de glace que nous avons vécus ensemble, nous les avons bien consacrés, toi et moi, moi et toi, à greffer ensemble nos existences, comme des chairs trop souvent déchirées. Etait-ce pour mieux faire semblant afin que tu tombes dans mon assiette, cuite à point, comme une exquise langouste, mon amour ?

Tu te souviens comme j'en ai bavé, en Autriche.

- Oh ? Et moi, donc ?
- Bon. Eh bien, malgré cela, je t'ai choisie pour la vie, et même au-delà. Et si nous devons en baver encore, je continuerai à me battre pour que nous parvenions enfin à nous entendre.
- Tu sais, des tours de cochons joués par les hommes, il y en a eu tant et tant que je suis très méfiante. Et encore, je crains de ne pas l'être assez. Un homme peut très bien épouser une fille pour son petit confort à lui, se raconter qu'il l'aime et, une fois son esclave domestique enfermée dans la cage, courtiser d'autres belles, ses vrais amours, comme au bon vieux temps où l'épouse légitime était appelée « Bobonne ».
- Même au temps où cette caricature de vie conjugale était tolérée, elle existait plus souvent dans les plaisanteries que dans la réalité. En tout cas, si tu doutes de moi à ce point, pourquoi m'as-tu épousé ?
- Parce que vous êtes tous pareils : même si, au grand jour, votre apparence est angélique, dans l'ombre, votre inconscient de mâle dominateur prépare ses mauvais coups.
- Aïe ! Aïe ! Aïe !... Si tu négocies directement avec mon inconscient, moi, je suis forcément exclu de la discussion. Tu ne pourrais pas t'arranger pour l'amener en pleine lumière, que je puisse enfin régler mes comptes avec ce tricheur.
- Difficile ! Tu le sais. Mais je ferai mon possible.
- Merci, chérie. Mais dis-moi, les femmes aussi ont un inconscient !... Les défauts que tu vois dans le mien sont peut-être dissimulés dans le tien. C'est peut-être toi qui me joues la comédie de l'amour « pour mieux m'exploiter, mon enfant ».
- Impossible !
- Comment cela ?
- Parce qu'une femme n'est pas faite comme un homme.
- Parce que vous n'êtes plus nos égales ?...
- Egalité ne signifie pas identité : aurais-je épousé un idiot ?
- J'espère que non ! Bon, d'accord : je me suis trompé. Alors, veux-tu m'expliquer ?
- Elle peut faire l'amour sans amour, et si à ce jeu elle ne risquait pas d'être engrossée, ce ne serait pour elle qu'une tromperie sans importance. Dans ce cas, elle met son corps à la disposition d'un amant ainsi que le font les putains, et elle simule, plus ou moins bien, le plaisir. En réalité, elle n'éprouve rien, si ce n'est un certain ennui ou bien du dégoût.
Si elle était un homme, elle y trouverait quand même du plaisir. Seulement, elle est une femme, et ce cadeau lui est refusé.
- Voilà un bon moment que j'ai appris cela, grâce à toi. Et alors ? »

Quelles sont les spécificités de la sexualité féminine ?

Ici, je dois te faire ingérer un peu de théorie. « Allez ! Une cuillerée pour papa. Une cuillerée pour maman. Une cuillerée pour le Petit Jésus. »

Considère ce qui suit.

Les violeurs sont pratiquement toujours des hommes. Les clients de la prostitution sont presque toujours des hommes. Les vieux riches qui épousent une « jeunesse » sont très majoritairement des hommes.

Comment expliquer ces faits ? Je crois savoir.

Il faut d'abord penser qu'il existe deux sortes d'orgasme. L'un, mécanique, résulte de l'excitation du clitoris, ou du vagin, ou de la verge. On peut l'obtenir par la masturbation. Il n'est qu'une drogue laquelle ne donne que l'illusion du plaisir, pas le vrai plaisir accordé à ceux qui ont gravi la montagne.

La plupart des femmes n'éprouvent pas de véritable orgasme en l'absence d'amour partagé. Elles ne peuvent donc ni voler ni acheter le plaisir d'amour.

Il y a des degrés dans cet amour et généralement le plaisir croît en même temps qu'on gravit les marches. Plus haut, toujours plus haut, jusqu'au ciel !

Le premier degré, c'est l'attirance réciproque. Vient ensuite l'amour de passage. Et ainsi de suite jusqu'au grand amour de Roméo et Juliette. Il faut classer à part l'illusion d'amour que la femme se donne quand elle se raconte une belle histoire en se masturbant ou en payant un gigolo. Ce n'est qu'une illusion, l'équivalent d'une drogue. Or, on ne remplace pas la vraie vie par des drogues : Mômmanh ne s'y laisse pas prendre. Néanmoins, ces illusions permettent d'avoir des orgasmes plutôt pitoyables, au goût décevant.

La plupart des hommes n'ont pas besoin d'aimer pour « baiser ». Il suffit que la femme soit « baisable », c'est-à-dire qu'elle ne soit pas repoussante et qu'elle ait un minimum de sex-appeal. Qu'ils se masturbent ou qu'ils paient une prostituée, ils n'ont pas besoin de créer l'illusion d'amour. Ils se soulagent provisoirement et c'est tout.

J'ai entendu une femme expérimentée autant que désabusée énoncer ainsi cette vérité. Au lieu de dire d'un homme qu'il fait l'amour à son amante, elle dit toujours : « Il s'en sert. »

Tu as bien compris qu'il y a différentes qualités d'orgasmes, depuis l' « orgasme mécanique » qui fait tomber pour un temps la tension sexuelle tout en laissant un goût amer et l'impression d'être volé, jusqu'à l'orgasme suprême, celui qui donne le sentiment d'être enfin arrivé, de s'être élargi aux dimensions de l'univers, jusqu'au nirvãna positif qui conclut la conquête d'un grand amour.

La femme n'a pas de véritable orgasme sans un minimum d'amour, l'homme, si. Quelle est donc l'origine de ces étranges aptitudes sexuelles ?
Supposons que dans un temps très, très reculé, peut-être même avant que l'Homme Moderne fasse son apparition voici environ 200000 ans, ces comportements offrent alors des avantages existentiels à l'espèce humaine...

Pour ce nouveau singe, nu, les risques de mort sont le plus souvent quotidiens. L'homme qui répand sa semence aussi largement qu'il le peut augmente ses chances de se reproduire. C'est ainsi qu'il peut survivre.

Quant à la femme, il faut que quelqu'un assure sa protection et l'aide à se nourrir tout au long de la grossesse et de la période d'allaitement. Dans ces conditions, l'homme doit non seulement inspirer l'amour en promettant à la belle un enfant beau, fort, courageux, intelligent comme son père, mais aussi prouver qu'il saurait aider la mère en cas de besoin.

Mais ce n'était pas suffisant car, jusqu'à une époque toute récente, aussi longtemps que n'étaient pas diffusés des moyens efficaces de contrôle, « pilule » en tête, le risque était grand que la belle se retrouve enceinte sans l'avoir voulu. Ces grossesses non désirées se terminaient le plus souvent par des catastrophes parfois pires que la mort.

La sexualité moderne est à inventer

Les temps ont bien changé, mais les comportements issus de ce passé demeurent, inscrits en lettres rouges dans notre hérédité, ainsi que Mômmanh l'a voulu. Il faudra qu'ils prouvent maintes et maintes fois leurs effets malsains pour qu'elle se décide enfin à les remplacer totalement par les pratiques nouvelles, inspirées de l'amour.

Voilà qui permet d'expliquer, probablement, les comportements sexuels encore bien étranges de notre époque, surtout chez les mâles. L'homme de base cherche généralement à baiser, même s'il faut payer pour cela et même, dans les cas extrêmes, sans le consentement de sa partenaire. L'amour, dans cette quête, est bien souvent secondaire, voire superflu, quand il n'est pas simplement gênant.

A ce propos, il est un outil de séduction utilisé par nombre de femmes, lequel a des effets pervers, voire dangereux. Connaissant l'appétit des hommes pour le sexe, elles l'utilisent pour les appâter. Vois les mini-jupes qui découvrent le haut des cuisses et le chemin vers la grotte de Vénus, par devant comme par derrière. Le parcours est fléché. Un panneau annonce : « Par ici la bonne soupe. »

Qui peut croire que c'est le vrai chemin de l'amour ?

Mais, revenons à nos moutons.

Entends bien que l'amour n'est pas toujours pour la vie. Et d'ailleurs, comment savoir, quand ça commence, combien de temps cela durera. Il y a les autres amours, aussi bien pour l'homme que pour la femme.

L'important, c'est ceci : l'amoureux doit conquérir sa belle, l'amoureuse doit séduire son homme. Pour ce faire, ils doivent tous les deux se dépasser sur la voie de l'existence humaine et Mômmanh applaudit des deux mains.

Donc, au cours de son obstinée marche vers l'existence, conquête que nous appelons évolution, Mômmanh a sélectionné quatre dons de la femme : savoir reconnaître les hommes de valeur, leur montrer la voie avec sa beauté, leur donner des enfants et, enfin, ne pouvoir goûter la suprême récompense que si l'amour leur parait bien présent.

Et maintenant, retrouvons nos amoureux.

- Quand nous faisons l'amour, tu es très attentif à mon plaisir, et c'est pourquoi nous avons eu droit, plusieurs fois, au grand voyage. Mais s'il arrivait que nous restions systématiquement à quai, pendant une longue période, tu te demanderais ce qui m'arrive. Alors ?... Si je n'étais plus amoureuse, tu ne manquerais pas de t'en apercevoir : mon corps ne répondrait plus au tien, ni par la chaleur, ni par les ondes frissonnantes de bonheur que nous emmêlons, et encore moins par la fusion finale en forme de feu d'artifice. Mon corps serait presque aussi inerte qu'une poupée gonflable. Voilà pourquoi mon amour ne peut être une tromperie.
- Comment peux-tu être certaine que je m'en rendrais compte ?
- J'en suis sûre parce que ça s'est déjà produit. Il est arrivé que je me donne à toi sans être amoureuse et tu m'as demandé pourquoi j'étais ailleurs.
- Soit... Et la réciproque n'est pas vraie ?
- Puisque tu es un homme, tu peux prendre ton plaisir avec moi sans m'aimer. Alors, à quels signes pourrai-je savoir si tu m'aimes ?
- C'est plus difficile, je l'admets. Mais tu te montres si méfiante que tu ne risques guère de te tromper? Mais dis-moi, je n'ai pas très bien compris en quoi consiste cette particularité féminine...
- Ne te fais pas plus stupide que nature. Après tout, peut-être veux-tu une démonstration ?
- Oh oui ! Avec plaisir.
- Avec plaisir : du moins, je l'espère... Alors ? Tu dois bien admettre que les hommes sont des cochons !
- Si tu veux, mais il faut croire à mon amour car je suis à bout d'arguments.
- C'est bien vrai ? Horrible menteur que j'adore. Eh bien, je te crois... Tiens ! voilà pour la peine que je t'ai infligée ! »

Pourquoi les femmes ont-elles la clef du paradis ?

Eh oui : Mômmanh a confié aux femmes la clef du paradis. Peut-être qu'elle avait de bonnes raisons pour cela.

Ceci dit, quand nous croyions que les femmes ne peuvent jouir si elles ne ressentent pas un amour partagé, nous frôlions l'erreur. A tout le moins, nous étions dans l'exagération. Il y avait bien souvent cette incapacité à connaître le plaisir quand elles faisaient l'amour sans se sentir intensément aimées, mais c'étaient les conditions de notre époque qui leur interdisaient l'orgasme, autant que leur nature féminine.

Il y avait d'abord de vieilles convictions bien ancrées, surtout chez les hommes. Les filles qui se donnaient sans être très amoureuses, simplement parce que le gars leur plaisait, celles-là étaient des « salopes ». Si elles changeaient souvent d'amant, si elles étaient « faciles », sans qu'on puisse vraiment les qualifier de débauchées, on pensait qu'elles étaient nymphomanes : de pauvres malades hantées par l'envie insatiable de baiser avec n'importe quel homme qui se présentait. Les nymphomanes faisaient rêver les hommes. C'était de bonnes affaires : elles offraient l'occasion d'évacuer sa semence dans un réceptacle convenable. Et gratuitement, s'il vous plaît ! Faut-il te dire que je n'ai jamais rencontré de nymphomane.

Mais, avant tout, il y avait pour les filles la crainte d'être enceintes, de porter un petit bâtard dans leur ventre, un enfant maudit qui ferait de leur vie un calvaire. Car les « filles-mères » étaient méprisées, persécutées, exploitées. C'était le plus souvent l'enfer pour elles et leur petit bâtard. Combien de filles enceintes ont reçu une mutilation, voire la mort, en se faisant avorter avec une aiguille à tricoter ou un quelconque procédé aussi dangereux !

Depuis cette époque, il y a eu la pilule et tout ce qui permet d'empêcher les grossesses maudites. Et puis il y a eu 68, le grand coup de balai sur les archaïsmes cachés dans la routine. Dans son cortège de libertés, il y avait celle de la femme et celle de la sexualité bon enfant. Délivrés de la crainte des grossesses catastrophiques, délivrés aussi de l'opprobre, les amoureux ont pu s'essayer aux plaisirs jusque-là interdits. Et ceux qui l'ignoraient ont découvert que les femmes aussi peuvent trouver l'orgasme dans des rencontres éphémères, en faisant l'amour sans engagement à vie. Il suffit que l'amant leur plaise suffisamment, c'est-à-dire beaucoup : par sa beauté, par sa jeunesse, son humour, son prestige, sa puissance, son intelligence, ses talents d'empailleur,... Et quoi encore ? Va savoir. Et si, par ailleurs il est défiguré par un orgueil insupportable, une bêtise extrême, du mauvais goût, de la grossièreté, une idéologie terrifiante... , eh bien tant pis : pour une soirée, il apportera quand même son lot de plaisirs. Il y a une limite, cependant : l'amant de passage ne doit quand même pas laisser entendre que la belle n'est qu'un « vide-couilles » mais, au contraire, qu'il la désire très fort, qu'il cherchera à la rendre heureuse. Bref, la belle doit se sentir aimée, même si ce n'est que pour un soir.

Et pour être aimé, il faut avancer vraiment sur les voies de l'existence. Tant pis si je répète, ça vaut le coup : l'amour nous élève.

Et puis, un amour éphémère peut quand même être brûlant et laisser un souvenir inoubliable.

C'est bien sûr : à côté de l'amour de sa vie, il peut y avoir des amours éphémères. L'ennui, c'est qu'au début d'un amour naissant, nul ne sait de façon certaine ce qu'il deviendra en grandissant. Un bon souvenir ? Ou un amour pour toujours ? La crainte de voir sa femme ou son homme enlevé par un concurrent est donc fondée. Mais elle ne doit pas se transformer en jalousie. Elle doit simplement rappeler que l'amour est une conquête de chaque jour, qu'il faut continuellement se grandir et se grandir encore pour gagner sa part de paradis. Et, comme au casino, il faut être capable d'encaisser les pertes.

La femme nouvelle vient de naître en même temps que la contraception et la libération de 68. Elle a une quarantaine d'années, c'est-à-dire rien, à côté des millions d'années qui ont précédé. Tout au long de l'évolution humaine, la femme tellement vulnérable de ces millions d'années, cette femme obstinée qui a modelé la nôtre,devait être hantée par deux préoccupations :

-trouver une protection contre sa faiblesse,

-porter puis élever de beaux enfants, intelligents, solides, et tout et tout.

Elle essayait donc de trouver un homme (ou plusieurs) capable de satisfaire ces besoins. Elle ne devait pas se faire engrosser par n'importe qui et elle faisait son possible pour échapper aux hommes en rut dont le seul souci était de répandre leur semence. C'est ainsi que Mômmanh a dû inscrire ceci, en lettres de feu, dans le patrimoine génétique de moultes femmes : « Tu ne connaîtras le paradis sexuel qu'après t'être bien assurée que ton amant t'aime. »

Les plaisirs de l'amour libéré sont à l'essai en ce moment. L'avenir nous dira lesquels sont bons. Ceci nous dépasse, Jeanne et moi. Nous sommes trop vieux. Cependant, nous croyons avoir connu l'essentiel : quand l'orgasme multiplié, celui des deux amants, scelle la déclaration d'un grand amour, il est divin. Alléluia ! C'est aussi ce que disent les jeunes des temps nouveaux : faire l'amour quand on est très amoureux, c'est bien meilleur.

Merci Mômmanh ! Je crois donc, telle que je te connais, que tu vas donner aux hommes la même qualité qu'aux femmes : ne pouvoir connaître l'orgasme quand un minimum d'amour partagé n'y est pas. Tu sélectionneras peu à peu cette qualité car elle est favorable à l'existence humaine.

Mais il est grand temps d'aller rejoindre Jeanne dans les années 60, car tu sais qu'elle n'a aucune patience.

A toi de trouver le cadeau qu'elle me fit alors. N'était-ce pas là ce nectar et cette ambroisie dont se délectaient les dieux de l'Olympe, lesquels alimentaient ainsi leur immortalité ? Je ne sais car, depuis la fin de l'antiquité, ces produits sont devenus absolument introuvables. Mais, ma contrariété n'était pas dissipée et je n'étais pas d'humeur à goûter l'authentique plaisir d'amour. Cette image d'homme que me renvoyait le miroir bien-aimé, je la jugeais détestable autant que fausse, du moins tant qu'elle s'appliquait à moi. Je continuai donc à traquer le malentendu qui nous éloignait l'un de l'autre. Et, puisque la lessive était commencée, j'allais y mettre tout notre linge sale.

Sais-tu que, si j'avais été moins naïf, si j'avais pu entrevoir le chemin d'avenir dans lequel nous étions engagés, je me serais enfui à toutes jambes. Et je serais revenu tout penaud, car notre enfant devait arriver dans quelques mois : il était trop tard pour reculer. Et maintenant, malgré l'horreur de ce qui est arrivé, « Si c'était à refaire, je referais ce chemin-là ». Alors, il valait bien mieux que l'avenir nous fût caché.

Je relançai la discussion, tout en faisant une prière muette pour qu'elle n'allât pas conduire à une violente dispute, ainsi que c'était arrivé trop souvent.

« - Tu te fais de moi une image plutôt affligeante. Comment est-ce possible, alors, que tu m'aimes ? Et d'ailleurs, m'aimes-tu vraiment ? »

Comment pouvais-je poser une telle question ? Chaque fois que son corps, fondu dans le mien, m'avait envoyé ces ondes de chaleur qui me comblaient, j'avais su, à l'évidence, qu'elle m'aimait. Alors ?

Précisément : ce n'était pas chaque fois le quatorze juillet. Parfois, la fête était lamentablement ratée : nous avions copulé seulement et cet acte avait pris un aspect sale. Un temps de jeûne plus ou moins long pouvait suivre un tel repas dégoûtant. Enfin, et surtout, il y avait eu pire que les vacances en Autriche : il y avait eu des périodes où elle semblait me haïr.

Tu n'es pas étonné, donc, en me voyant mettre en doute l'amour de Jeanne et ce d'autant plus qu'elle m'avait déjà menti plusieurs fois.

Maintenant, je vois et je m'émerveille. Maintenant, je sais qu'elle disait la vérité.

Je n'imaginais pas que l'amour, cette construction faite de matériaux vivants, est un chantier perpétuel où un pan de l'œuvre s'élève pendant qu'un autre s'effondre. Pour celui qui sait, c'est déjà une conquête difficile : alors imagine ce que c'était pour nous, naïfs pionniers de l'amour nouveau, celui qui s'épanouira au vingtième siècle.

Outre mon ignorance d'alors, ma méfiance était alimentée par le souvenir du cauchemar autrichien que je n'avais pas digéré. Jeanne s'évertuait quand même à me convaincre.

« - Voyons, Michel ? Ma parole ! Mais tu n'as rien compris à ce que je viens de t'expliquer. Cette ultime extase que les techniciens du sexe nomment « orgasme », cette suprême jouissance, eh bien, nous autres les femmes, nous ne pouvons la connaître que si deux conditions sont remplies : la première est que nous aimions notre amant, la deuxième, que nous croyions en être aimées. Pour nous, les femmes, ce plaisir sans pareil ne peut être que le fruit de l'amour intégral, celui que l'on bâtit à deux ! Et qui fait naître l'irrésistible envie de fusionner.

Tu comprends qu'il est très important pour nous de savoir si notre homme est réellement amoureux !... Dis-moi « hombre », combien d'hommes, combien de séducteurs déguisés en soupirants parviennent à tromper une pauvre amoureuse, lui faisant croire qu'elle est la femme de leur vie, « pour mieux la sauter, mon enfant » !... Savent-ils seulement quel mal ils font, ces voleurs de paradis ? »

Quand cela se produit, la femme dupée a le sentiment d'avoir failli à sa mission : elle a pris du toc pour un vrai diamant. Du coup, elle perd la confiance dans son aptitude à juger les hommes, confiance qu'elle aura beaucoup de peine à regagner. En attendant, le prix qu'elle doit payer, c'est la privation du plaisir d'amour. »

Jeanne enchaîna.

« - Alors ?... Toi qui te vantes d'avoir l'esprit ouvert au moindre courant d'air, comment peux-tu douter de ma sincérité ?
- C'est vrai. Je suis bien obligé de te croire, si toutefois, ce que tu m'as expliqué est entièrement vrai. Non ! Oh non ! Ne te fâche pas !...
Mais pourquoi diable t'entêtes-tu à craindre que je sois un de ces voleurs de plaisir ? Il est bien vrai que je ne suis qu'un homme, une souillure donc, comparé à une femme, et pourtant, la honte et la tristesse m'accableraient si je saccageais ainsi le bel amour qui me ferait soulever des montagnes...
- Alors là ! Si tu crois m'épater !... Inutile de t'abîmer le dos en soulevant une montagne trop lourde : je t'ai déjà dit que je te crois.
- Et tu as reconnu que je suis gentil... Bon... Onh... Eh bien...
- Quoi encore ! Ah ! Cesse de tourner autour du pot, ça m'énerve.
- A propos, toi-même, tu ne l'as pas toujours été, gentille ! Des mots beaucoup plus forts me sont même venus à l'esprit, parfois. Que nous est-il arrivé en Autriche ? Peux-tu me le dire maintenant ?
- Ah non ! Pauvre imbécile, tu veux vraiment que je me fâche !... Eh bien Et puis tant pis ! Il faudra bien que je te le dise un jour... »

Alors, sa colère tomba tout aussi soudainement qu'elle s'était levée et Jeanne entreprit de m'expliquer ce que je n'avais pas encore réussi à comprendre : quelques-uns parmi les éléments de sa conduite que je percevais comme bizarres ou insupportables. A l'issue de cet entretien, je croyais enfin connaître d'elle tout ce qui, de temps à autre, démolissait notre amour et, bien sûr, je croyais aussi tenir le moyen d'éliminer ce poison.

Comme j'étais loin du compte !

Elle craignait et haïssait les hommes autant qu'elle était prête à les aimer. Pas tous, bien sûr, surtout depuis qu'elle avait validé pour la vie le coup de foudre, ce qui impliquait une mutuelle fidélité. Qu'elle aimât tant les hommes malgré l'image repoussante qu'elle avait du plus grand nombre d'entre eux : cela aurait dû me surprendre. Eh bien, non. Je profitais de ce penchant prometteur de délices et, contrairement à mes habitudes, je ne cherchai même pas à comprendre.

Maintenant que j'y réfléchis, il me semble qu'elle avait en tête suffisamment de belles images d'hommes sans taches pour espérer en trouver quelques-uns à aimer et que, d'autre part, la nature tout autant que la famille humaine l'avaient faite femme. Elle avait donc un grand besoin des hommes. Oui, elle était entièrement féminine !...

Pouvons-nous enfreindre une loi naturelle ?

Qu'est-ce que j'entends par là ?... Notre humaine intelligence, si performante, nous permet d'inventer toutes sortes de réponses au désir d'existence : travaux, constructions, costumes, idéologies, organisations sociales, arts, études... Chacun de nous est la conscience libérée de sa mômmanh, et elle nous fait une confiance aveugle aussi longtemps que nos trouvailles ne vont pas contrarier une des règles que son expérience lui a enseignées, une règle naturelle. Par exemple, si l'homme découvrait que désormais il a tout avantage à marcher sur les mains, il s'engagerait dans une voie contre nature et Mômmanh contesterait violemment sa décision.

« - L'homme si intelligent ne peut être en même temps aussi stupide, me dis-tu.
- Il a bien tenté obstinément de faire obstacle à l'amour. »

Ceci dit, il est probable que Mômmanh a sélectionné des comportements qui furent des qualités en leur temps et qui, maintenant, sont peut-être des défauts. Dans ce cas, si nous prenons conscience de tout le processus, le remplacement de la qualité obsolète par la qualité moderne sera facilité.

Différence entre les acquis biologiques et les acquis culturels.

Ces moyens d'existence inventés par l'homme sont enseignés aux enfants, passant ainsi de génération en génération. Ils constituent nos caractères culturels. C'est ainsi que la féminité comporte de nombreux aspects culturels tels que les anneaux dans le nez, les cous de girafe, le voile islamique, les petits pieds chinois, l'excision...

Pensons à un comportement acquis lequel se révélerait bénéfique pendant plusieurs générations de suite, la valorisation de l'amour partagé, par exemple. Il s'imprimerait progressivement dans la mémoire de Mômmanh et, pour finir, elle s'arrangerait pour qu'il devienne un caractère inné. Un acquis culturel deviendrait ainsi naturel. C'est peut-être cela qu'on nomme « atavisme ».

Quels sont les cinq dons de la femme ?

A propos de ma Jeanne, dans un premier temps, je ne vous parlerai pas de cette féminité culturelle mais de l'autre, primordiale, que l'expérience quasi-infinie de notre Mômmanh a choisie pour nous : la féminité naturelle.

Il s'agit, avant tout, des quatre dons que je vous ai présentés. Vous pouvez en ajouter un cinquième qui a son importance. Il contient tout ce qu'il faut pour réussir la féminine sensualité amoureuse : le grain et la douceur de la peau, la fermeté des chairs, la sensibilité des seins, le galbe des fesses, sans oublier, bien entendu, le saint des saints... Nous devons appeler les Anglais à la rescousse pour nommer cette qualité. C'est le sex-appeal. Une femme qui la possède est sexy.

Mômmanh continue de nous faire confiance malgré tous les mauvais tours que nous lui avons joués : c'est qu'elle-même est loin d'être infaillible. Ne serait-ce que dans l'attribution de la beauté aux femmes, à côté des chefs d'œuvre, voyez la quantité de ratés, les malchanceuses qu'on appelle « boudin », « haricot sec », « grand cheval » ou « vache normande » !...

Elle se trompe même, parfois, dans la distribution des attributs sexuels. Au gré de sa fantaisie, elle va jusqu'à doter quelque malheureuse de traits masculins : une carrure de docker, une voix de taureau mugissant, une barbe de pirate et aussi les robustes dents d'un grand ours.

Eh bien, quelle chance ! Chez ma Jeanne, Mômmanh n'avait fait que des choix cohérents : ma bien-aimée était entièrement femme, féminine jusqu'au bout de ses ongles nacrés.

Les seins, tiens ! Rien d'étonnant si c'est le premier exemple qui me vient à l'esprit. Tu ne vas pas tarder à savoir pourquoi. Donc, prenons le cas des seins.

Ils ont reçu de Mômmanh trois missions : allaiter les bébés, embellir les femmes, contribuer au plaisir d'amour en faisant monter le désir des amants.

Pour commencer, voyez la quantité d'aberrations qu'ils portent. Combien d'hommes les ont reçus par erreur, tout au moins sous la forme d'ébauches bien avancées ? Combien de femmes n'en ont pas, ou si peu ? Combien d'autres voudraient qu'ils soient à leur place normale, situés au mieux pour envoûter les hommes, et non rejetés à l'écart, près des aisselles, ou feignant de vouloir se hisser sur les épaules de l'infortunée ?...

Pensons maintenant à leur fonction érotique : normalement, ils doivent contribuer de façon vaillante à conduire les amoureux jusqu'au joyeux accord final, quand éclatent les trompettes de la gloire.

Voici comment cela se passe, le plus souvent, chez les amants expérimentés. Les yeux de la belle contiennent des promesses telles que son amant plonge, tout habillé, dans leur océan. Suivent quelques baisers et la première étreinte. Alors, les seins prennent le relais.

Les beaux seins aux courbes généreuses, pleines et parfaites, les beaux seins tendres et palpitants comme d'innocentes colombes blanches, les deux faons, tout surpris de voir le chasseur, l'invitent à déposer les armes.

L'homme éprouve le besoin de toucher, de caresser, d'envelopper dans ses mains protectrices les deux lutins : à ce contact, une onde de chaleur bienfaisante parcourt les corps attentifs qui, maintenant, veulent connaître la suite. Les tétons se dressent, appelant caresses et baisers : alors, c'est le corps tout entier de la femme qui appelle les caresses brûlantes. A partir de cet instant, il suffit pour l'amant d'être bien à l'écoute des appels de son aimée afin d'y répondre de son mieux : elle le conduira vers l'apothéose.

Quand, au-dessus des douces collines où ils étaient assoupis, les deux tétons se dressent comme pour inspecter l'horizon, un signal retentit dans le corps des amants : « Aimons-nous ! Oh oui ! Il n'est rien de meilleur ! »

Quand tu sais qu'une femme ne peut connaître le vrai désir si elle n'est pas convaincue que l'amour est bien là, tu comprends la grande importance de ce signal. Si l'amant n'est pas trop balourd, il réalise alors qu'il est aimé, puisqu'elle l'invite à faire l'amour et non à baiser.

Le gonflement des tétons : comment appeler ce phénomène ? Devons-nous dire que c'est la première des érections féminines ? C'est trop technique. Peut-être, à la rigueur, pourrons-nous employer ce vocabulaire quand les machines feront l'amour. En attendant, cherchons un autre mode d'expression.

Ce signal que lancent les deux vaillants petits tétons, je le comprends mieux en le comparant à ce qui se passait quand mon grand-père faisait rugir le sifflet de sa machine à vapeur.

Mon aïeul était entrepreneur de battages en ces temps héroïques où une locomobile faisait tourner une batteuse à céréales. Chaque matin, avec du bois et du charbon, il fallait alimenter un brasier dans le foyer de la machine assez longtemps pour produire de la vapeur sous pression ; le résultat n'était pas évident, parce qu'il y avait souvent des fuites ou d'autres avatars techniques. Aussi, quand la pression était suffisante, le rugissement aigu du sifflet à vapeur était un signal pour tous les paysans des alentours, conviés au dur travail des battages, lequel était en même temps une fête.

C'était le signal que la journée allait vraiment commencer et mon grand-père, un vieil homme à l'enthousiasme inusable, y allait de son juron favori : « Bon Bleu ». S'il remplaçait « Dieu » par « Bleu », ce n'était nullement par ignorance, mais parce qu'il ne voulait pas se mettre en état de péché en violant cette injonction de l'Eglise : « Tu n'invoqueras pas en vain le nom de ton Seigneur ! « Le bon chrétien qu'il était s'écriait donc : « Bon Bleu de Bon Bleu !... Cent mille charretées de Bons Bleus ! Allons-y, les gars ! Tout le monde dessus ! Ça va machiner !... »

Ainsi, à l'égal du vaillant téton qui se dresse, ce signal triomphant disait : « C'est gagné ! La fête peut commencer ! »

Mais pourquoi diable t'ai-je parlé des seins ? Obsession sexuelle liée à la sénescence ? Je m'en voudrais... Ah oui ! J'y suis : c'était pour te montrer combien ma Jeanne était féminine. Cet important rôle érotique, il paraît que les seins ne sont pas tous aptes à le jouer. Eh bien tu as vu ? Elle avait de vrais seins de femme, bien vivants, tels que je ne pouvais demander mieux. Et, sur ce territoire de la féminité, elle n'a jamais failli à ses promesses : femme elle était ; femme elle se révéla par la suite, chaque fois qu'elle enfanta une qualité nouvelle ; femme elle est encore, femme elle restera jusqu'à son dernier jour et même dans l'au-delà que l'avenir voudra bien lui accorder.

« - Quoi ? Tu trouves que j'en fais trop. Sache que, pour ma Jeanne, il n'y en a jamais trop. »

Veux-tu d'autres exemples ?

Tu ne la verras jamais farfouiller dans le moteur de sa voiture en prenant un air inspiré ; d'ailleurs, elle ne sait même pas comment on ouvre le capot. Si la chaîne de son vélo a sauté, plutôt que de s'y abîmer les mains, elle préférera jeter l'engin dans le fossé. Sa beauté de femme, qu'elle étudie et réinvente sans cesse avec tant d'amour, elle ne veut surtout pas qu'elle soit souillée, fût-ce par du cambouis.

Dans une autre vie, aimerait-elle conduire un bus ou un camion ? Il faudrait que plusieurs conditions soient remplies, et je ne crois pas que cela arrive jamais. Pour commencer, il faudrait qu'elle soit dispensée de manutention et d'entretien, activités qui sont des menaces pour la beauté. Ensuite, le rétroviseur devrait permettre à ma Jeanne de se voir toute entière et clairement. Le profil du véhicule serait assorti à l'élégante silhouette de la maîtresse des lieux. La cabine de pilotage serait à la fois intime et spacieuse ; son décor, conforme au bon goût de la dame du château, serait renouvelé aussi souvent qu'elle le souhaiterait. Evidemment, les photos de ses magnifiques enfants y seraient en bonne place, ainsi que celle de son bien-aimé et, peut-être même, celle de sa bonne grand-mère. Un système extrêmement fiable de pilotage automatique devrait assurer la conduite du véhicule. Ainsi, la conductrice pourrait s'occuper de tâches plus importantes : accueillir dans son salon de pilotage les clients les plus intéressants et discuter avec eux de la meilleure façon de conduire sa vie, activité sociale indispensable que certains ignorants, sur un ton méprisant, nomment bavardage.

Donc, pour cette fois, et bien qu'elle ne sache opérer qu'en tâtonnant, Mômmanh avait bien réussi son idéal de féminité. J'avais tout lieu d'être comblé, moi qui aime tant la femme.

Et la féminité culturelle, celle qu'engendre l'histoire, est-ce qu'elle était également réussie ?... Eh bien, non !... Plusieurs fois même, j'ai pensé qu'elle était irrémédiablement ratée. Il est vrai que je n'étais pas encore capable de comprendre le processus qui avait amené ma bien-aimée jusqu'à craindre les hommes et, parfois, les haïr.

Quels acquis culturels de l'enfant favorisent ses études ?

Le petit d'homme apprend l'existence dans sa famille, principalement auprès du dieu, son « Papa », et de la déesse, sa « Maman ». Il apprend énormément dans son jeune âge. C'est là que les structures de son esprit se forment, et il sera très difficile, voire impossible de les modifier par la suite. Si les goûts et les démarches nécessaires à la formation d'un esprit cultivé ne sont pas acquis alors, l'enfant ne pourra pas réussir de longues études.

Mais, les ratés dans l'éducation de ma belle se situaient ailleurs.

C'est dans sa famille que Jeanne apprit à se méfier des hommes autant qu'à les aimer.

Ses grands-parents étaient des immigrés espagnols. Ils étaient venus en France après la Première Guerre Mondiale, pour échapper à la grande pauvreté qu'ils connaissaient dans leur pays. (Je ne peux, à leur sujet, parler de misère, car l'extrême fierté de ce peuple m'interdit d'employer ce terme. ) Ils décidèrent rapidement de faire souche chez nous, et la France devint ainsi leur patrie. Suivant une tradition qu'ils n'avaient pas encore songé à remettre en cause, ils eurent beaucoup d'enfants dont quelques-uns moururent.

La volonté qu'ils mettaient à devenir Français ne pouvait les empêcher de garder certaines valeurs et des comportements espagnols. C'était leur héritage culturel dont, le plus souvent, ils n'avaient même pas conscience, tant il faisait partie d'eux-mêmes, un peu comme leur foie ou leur hypophyse.

Tout ce que, dans ton enfance, tu as intégré comme bon ou mauvais, ou encore comme étant un comportement normal, crois-tu pouvoir t'en défaire ? Même en y mettant toute ta volonté, c'est impossible. Déjà, tu n'arrives pas à te débarrasser d'un accent ! Alors, tous ces précieux savoir-faire et ces profonds attachements, acquis au cours de la jeunesse, autant pendant les moments d'émerveillement que dans ceux d'effroi, et qui sont comme greffés quelque part dans votre être, toutes ces nervures de ton âme, même si tu acceptes de saigner pour les arracher, elles resteront là pour la vie. Comme dit Maurice, « On ne se refait pas. », quoi qu'en disent les savants pédagogues de notre temps. (Maurice est un bienheureux vagabond qui vient parfois « boire un coup » à la maison, et que notre Estelle aimait citer comme maître à penser. )

Tout ceci pour te dire que ces grands-parents de Jeanne avaient des racines espagnoles encore bien vivantes, toutes fraîches. Sa mère, la Paloma, poussée dans cette voie aussi bien par la volonté de ses parents que par la nécessité de s'intégrer, découvrit le mode de vie français chez les voisins, pour commencer, puis dans la rue, et enfin à l'école. En réalité, elle fut bien souvent amenée à choisir entre les deux cultures.

Côté français, le statut de la femme lui plut d'emblée, d'autant plus que sa mère lui en faisait secrètement l'éloge. Plus tard, le parti communiste devait renforcer ce choix, car il se voulait cent fois plus égalitaire que notre république bourgeoise.

Si la mère de la Paloma, attachée par ses origines, était incapable d'accompagner sa fille dans cette émancipation, elle en percevait les bienfaits à venir, confusément certes, mais avec suffisamment de force pour inciter ses filles à en profiter. Un tel point de vue eût été intolérable pour son mari, monsieur Gomez : c'est pourquoi elle profitait de son absence pour endoctriner Paloma : « Ah ma fille, surtout, ne fais pas dix enfants comme moi : quel calvaire !... Et puis, tu sais : pour être libre, il faut que tu gagnes de l'argent. Comme ça, si ton mari est insupportable, tu t'en vas... » Elle disait cela en Espagnol, la langue de son cœur.

Quant à son brave homme de mari, le statut de la femme dans la tradition espagnole lui apparaissait comme une valeur sacrée. Que son épouse ou ses filles pussent y déroger gravement, c'était inacceptable pour lui.

Pourquoi l'étranger est-il attaché à ses origines culturelles ?

Pourtant, l'âme de son épouse et la sienne sortaient bien du même moule espagnol. Mais vous savez que notre Mômmanh, celle qui veille sur l'humaine nature, favorise notre ego chaque fois que c'est possible. Or, le statut des deux sexes en France paraissait, à des regards espagnols, avantageux pour les femmes et spoliant pour les hommes. Donc, tout en étant également attachés à leurs valeurs d'origine, quand ils étaient confrontés au problème de l'émancipation féminine à la française, papa Gomez se montrait intransigeant alors que son épouse était plutôt accommodante.

Ce qui devait arriver arriva.

La petite Paloma devait aider sa mère dans les travaux ménagers, lesquels étaient bien lourds à cette époque où le linge était lavé à la main. Ses frères, non seulement étaient dispensés de ces travaux qui les auraient déshonorés, mais au moment des repas, ils s'asseyaient à table en qualité de petits hommes, et leur sœur devait les servir. Elle n'avait pas le droit de traîner en rentrant de l'école, ni de jouer dans la rue. Evidemment, ses frères avaient toutes ces libertés.

C'est eux qui devaient être de bons élèves dans l'école française, pour bien s'intégrer dans la nouvelle patrie et pour avoir plus tard une belle situation, pour ne pas être manœuvres dans le bâtiment, comme leur père. Il fallait qu'ils deviennent des messieurs, dans ce beau pays. Malheureusement, ni les supplications quotidiennes de la mère, ni les scènes théâtrales à grand spectacle que jouait parfois le père, dans une de ces colères dont les éclats de voix et les épouvantables jurons faisaient la joie de tout le quartier, ni même les quelques sévères raclées qui finissaient bien par suivre une série de terribles mises en garde, rien n'y avait durablement l'effet que tout le monde attendait : outre les plaies, les bosses et, rarement toutefois, les habits déchirés, les frères ne rapportaient de l'école que des notes médiocres et les reproches de leurs maîtres.

La Paloma était l'aînée des enfants Gomez. Si elle avait été un garçon, en qualité de premier suppléant du père et à condition de bien assumer les responsabilités liées au droit d'aînesse, elle aurait eu droit à des attentions particulières. Mais elle n'était qu'une fille, et sa place de première née, outre la fierté de seconder sa mère, ne lui valait guère qu'un surplus d'ingrates tâches ménagères.

En même temps que, peu à peu, elle prenait conscience de la marche des femmes françaises vers l'égalité totale, elle se découvrait des capacités équivalentes à celles de ses frères. Alors elle voulut, de toutes ses forces, se réaliser pleinement. Ce n'était pas seulement par désir égoïste d'améliorer sa situation personnelle. C'était autant par générosité : puisque les femmes avaient des capacités cachées depuis des millénaires, comme des trésors enfouis, il fallait les libérer pour que l'humanité en profite.

Le grand souci d'être respecté, l'honneur auquel sont tellement attachés les Espagnols, Paloma en avait hérité; elle l'appelait dignité. Elle en modifia ainsi les conditions : « Toute femme digne de ce nom doit prouver qu'elle est aussi capable qu'un homme et, en conséquence, exiger les mêmes droits pour elle. »

Ainsi, elle s'appliqua de tout son cœur à bien étudier et ce d'autant plus que l'école publique était le meilleur endroit pour découvrir la féminité nouvelle que sa mère ne pouvait lui enseigner. En même temps, elle apprenait ce qui devrait lui assurer, plus tard, une bonne situation de femme émancipée. Et pourquoi ne deviendrait-elle pas fonctionnaire ? Peut-être même chef ?... De toutes façons, elle saurait bien leur montrer de quoi est capable une fille décidée.

Toute fière et heureuse, en rentrant dans leur maison de pauvre, elle rapportait ses bonnes notes de l'école. Ils allaient bien voir, ses parents injustes, ils ne pouvaient tarder à découvrir, enfin, cette évidence : leur fille était aussi capable que ses frères. Alors, elle serait leur égale : comme à eux, on lui demanderait parfois son avis. Comme eux, elle aurait la liberté de sortir dans les rues du quartier. Elle pourrait même, dans un proche avenir, être considérée par son père adoré, pour ce qu'elle était véritablement : l'année de la famille, consciente de ses responsabilités et bien décidée à les assumer.

Mais les bonnes notes et les félicitations des maîtres avaient beau se succéder, les compliments de ses parents se faisaient toujours attendre, à l'exception, chez sa mère, d'un soupçon de grande fierté craintivement cachée.

Un soir d'été, à l'approche des grandes vacances, la directrice de l'école, Madame Lépagneul en personne, rendit visite à la famille Gomez. Elle leur dit à peu près ceci : « Votre Paloma est une excellente élève. Non seulement elle est douée, mais elle est aussi travailleuse, sérieuse, et aimable, par dessus le marché, ce qui ne gâte rien. Il n'est pas permis de laisser se perdre des qualités aussi précieuses. Laissez-la continuer les études au cours supérieur de mon école; elle préparera le concours d'entrée à l'Ecole Normale d'Institutrices et elle deviendra une maîtresse, puis une directrice d'école, comme moi. Soyez tranquilles, ses études ne vous coûteront rien. »

Devant cette aimable et néanmoins énergique dame, le grand-père de Paloma se comportait comme un tout petit paysan devant une reine : c'est qu'il respectait humblement en elle une notable, une autorité du pays qui l'avait accueilli. Mais, dès qu'elle eut quitté la maison, il redevint le chef de famille intransigeant, au pouvoir sans partage.

Et, sans que personne s'y attendît, la foudre s'abattit sur la famille Gomez : le père, resté beaucoup trop espagnol, maudit son enfant préférée, parce qu'elle était devenue plus française qu'il ne convenait à une fille respectable.

Il commença par trouver qu'il était trop pauvre pour que ses enfants continuent leurs études, même si le coût n'était pas élevé; si l'un des garçons révélait de bonnes dispositions, à condition que chacun dans la famille fasse un effort pour l'aider, peut-être pourrait-on lui payer suffisamment d'années d'école pour qu'il devienne un « Monsieur »; mais il n'était pas question qu'on fasse tant d'efforts pour instruire une fille. Non seulement, ce serait donner de la confiture à un cochon, mais, à coup sûr, elle deviendrait ensuite comme les Françaises, sinon pire, ces Françaises qui, presque toutes, sont très mal élevées, ne savent pas se tenir à leur place et, déshonorant leur famille, ne sont bien souvent que des putains, ces femmes qui couchent avec n'importe quel mâle, comme des chiennes, et qui ne connaissent même pas les pères de leurs bâtards.

Non ! Jamais un Gomez ne laisserait faire une telle abomination. D'ailleurs, pour éviter tout danger de ce genre, sur le chemin de l'école, Paloma serait désormais accompagnée par ses frères, aussi bien à l'aller qu'au retour. Et il fallait que tout le monde veille à ce qu'elle ne s'échappe pas de la maison pour aller traîner dans la rue infestée de voyous.

En Paloma, la colère monta et se mit à déferler comme la rivière méditerranéenne réduite à un filet d'eau caché sous les pierres, sous l'effet d'un soudain orage, se transforme brutalement en un furieux torrent dévastateur. Et ce père tant aimé fut métamorphosé en un ennemi qu'elle aurait voulu piétiner. Tout en ravalant ses sanglots, elle cria que « Si, elle continuerait ses études ! » que « Bien sûr que si ! Elle deviendrait une maîtresse d'école ! » qu'« Elle sortirait dans la rue, toute seule, autant qu'elle voudrait ! » que « Non ! Elle ne voulait surtout pas que ses idiots de frères la protègent, parce qu'elle aurait honte d'une telle compagnie... »

Une paire de gifles cuisantes l'interrompit avant qu'elle s'enfuie dans le jardinet en hurlant à tout le voisinage que son père n'était qu'un vieil imbécile, le plus bête et le plus méchant père de toute la France, qu »'Aucune de ses copines n'avait un père aussi con, heureusement pour elles ! », qu'Elle aimerait mieux faire le trottoir plutôt que continuer à vivre dans une famille pareille »...

Le terrible grand-père de Jeanne devint pâle comme un mort avant que le rouge d'une colère incontrôlable n'incendie ses joues. Toute la famille se précipita pour le retenir. Quand il put enfin parler, ce fut le plus effroyable de ses jurons qui sortit d'abord. Je ne peux te le répéter car je blesserais inutilement de pieux chrétiens; tout ce qu'il m'est possible de dire, c'est qu'il prétendait déféquer sur un personnage sacré, extrêmement vénéré et imploré par les croyants; je suppose qu'un traitement aussi odieux à l'égard d'un grand des Cieux lui était adressé par vengeance, qu'il avait bien mérité cela pour n'avoir pas épargné au chef de la famille Gomez le malheur d'avoir pour fille une telle créature.

Tout le monde attendait le verdict. Il ne tarda pas à tomber. Puisque Paloma apportait la honte sur sa famille, elle serait elle-même humiliée. Ainsi, elle n'aurait plus jamais envie de recommencer à devenir une jeune fille indigne que personne ne voudrait épouser, pas même un vieux truand bossu. Car, si on la laissait faire, elle ne tarderait à être, en plus, salie telle une chienne en chaleur qui traîne après elle tous les chiens du quartier.

La Paloma n'avait que douze ans et elle ne se préoccupait nullement de chercher un amoureux; cependant, la jeune fille commençait à percer sous les habits trop étroits de l'enfant. Surtout, elle avait une magnifique chevelure, d'un noir brillant et profond, des cheveux fins, souples et longs qui ondoyaient comme les vagues toujours recommencées de la mer, de grands yeux sombres débordant de curiosité intelligente, déjà intrépides, l'ébauche d'un visage adulte lequel ne tarderait pas à se révéler grave, amical, moqueur et, surtout énergique : telles étaient les principales composantes d'une beauté encore libre dans les jardins de l'enfance...

(- « Comment est-ce que je le sais, puisque je n'y étais pas ? - Parce qu'on me l'a raconté, pardi ! »)

Voici donc comment fit le grand père de Jeanne pour sauver l'honneur de sa famille.

Il annonça qu'il allait, sur le champ, raser les cheveux de la Paloma et qu'elle irait ainsi à l'école, exhibant sa honte. Ni les protestations des enfants, ni les supplications de son épouse n'ébranlèrent sa détermination; à l'inverse, elles le persuadèrent que toute sa famille était contaminée par le mal français et qu'il fallait agir très vite. Tel était son pouvoir que chacun des siens, bon gré, mal gré, vint l'aider à tondre la pauvre Paloma. Tout en se mordant les lèvres, elle ravalait ses sanglots. Ses yeux, paraît-il, étaient comme des braises. Sa chevelure fut brûlée.

Sa mère lui donna un foulard pour dissimuler son crâne rasé et c'est ainsi qu'elle se rendit à l'école. Heureusement, les grandes vacances étaient proches. Quelques camarades malveillantes profitèrent de l'occasion pour tenter de la tourmenter.

Quels sont les deux moyens d'élever son rang social ? Le bon ? Et le mauvais ?

Rien d'étonnant. Tu sais que Mômmanh a sélectionné pour nous un désir d'existence organisé en six éléments. L'un des six, c'est le lien avec autrui.

Dans cet élément, la place occupée par notre moi dans le cœur des autres est très importante. Elle porte différents noms selon ses aspects positifs (estime, renommée, gloire... ) ou négatifs (rejet, honte, opprobre... ). De même que, dans une famille, chaque enfant jaloux de ses frères et sœurs cherche à occuper la première place dans l'amour des parents, dans la société, chacun veut atteindre un rang élevé dans le cœur des autres.

Il existe deux moyens d'accéder à ce rang élevé. Le plus évident consiste à s'élever soi-même par des actions de qualité qui plairont aux autres. L'autre est sans noblesse : au lieu de s'élever, il veut abaisser les autres, en leur faisant des croche-pieds par exemple.

Le premier moyen, généreux, enrichit l'existence : c'est un vecteur de vie. Le deuxième, strictement égoïste, appauvrit l'existence : c'est un vecteur de mort.

Donc, ces quelques camarades égoïstes que nous pouvons appeler « pestes » prétendirent que la « tondue » était tellement sale qu'elle avait attrapé des poux, peut-être même la gale ou toute autre infection dégoûtante. Elles voulurent qu'on la « traite » : « Sale Espingouine !... Paloma Poux-Poux !... Gale espagnole », mais le camp des filles bienveillantes fut assez fort pour les faire taire.

Pendant les vacances, ses cheveux repoussèrent suffisamment pour qu'elle n'eût plus besoin de les cacher sous le foulard. Donc, elle ne souffrit pas trop de ce qui aurait dû être une grande humiliation. Non, ce n'est pas là qu'elle fut blessée, marquée à vie !...

Elle venait de perdre son père : tel est du moins le sentiment qu'elle eut pendant bien longtemps.

Cet homme si fort, si généreux, si beau, ce roc, ce pilier de la famille, ce modèle d'homme sans qui elle ne saurait vivre, ce père adoré, - « Mais enfin ! Que dis-je ? C'était bien plus que cela : l'Homme Unique, Papa... le seul homme de la terre, venait d'exploser comme une bulle de savon, ne laissant dans son cœur qu'un vide douloureux.

Et celui qu'elle venait de découvrir, le méchant homme qui tenait la place de son « Papa Chéri »,... elle le haïssait.
- J'ai exagéré, me dis-tu ?
- Ce n'est pas moi qui raconte, mais les Gomez. Et les Gomez, sans doute à cause de leurs racines espagnoles, adorent exagérer. Ils fabriquent des légendes comme d'autres enfilent des perles.

Depuis cette soirée mémorable, le père Gomez ne manquait pas une occasion d'humilier publiquement sa fille, principalement devant ses frères. Elle devait les servir à table, rester debout pendant qu'ils mangeaient assis, laver seule toute la vaisselle. Elle était l'idiote, la gourde, la souillon, l'abrutie, la dévergondée, la honte de la famille. Dès la fin de la scolarité obligatoire, à treize ans, ayant, malgré tous les mauvais coups, obtenu le fameux Certificat de Fin d'Etudes Primaires, elle alla travailler pour aider à faire vivre la famille. A seize ans, elle eut un amoureux et son père les obligea à se marier bien vite.

Comment avait-elle pu aimer ce mauvais père qui s'acharnait à faire le malheur de sa fille ? Comment, par quelle sottise, avait-elle pu admirer si longtemps cet homme mauvais ?

Mauvais ! Mauvais ! Mauvais !... Et pourtant, par bonheur, elle ne pouvait oublier le « Papa » de son enfance. Voilà pourquoi, toute sa vie, le cœur comme une omelette norvégienne, toute sa vie, Paloma était condamnée à haïr les hommes autant qu'elle les aimait.

C'est ainsi que, de temps à autre et de façon injustifiable, Paloma se met à déverser un torrent d'insultes sur son mari, Louis, ce brave homme qui est le beau-père de Jeanne.

Tu vois ce grand gaillard, coiffé de son éternelle casquette laquelle sert autant à vêtir son crâne nu qu'à le protéger des intempéries. Il a laissé son bleu de travail à l'usine, pour mettre une tenue très propre, presque élégante. Puisqu'il n'a aucune réunion aujourd'hui, exceptionnellement il rentre tôt dans sa maison de banlieue. C'est Louis, le mari de la Paloma.

Louis est chef d'atelier dans une grande entreprise, responsable syndical, sympathisant du « Parti », ce qui ne l'empêche nullement d'avoir une culture étendue ainsi que des compétences multiples, tout en étant un époux aimant et un père de famille responsable.

Je te parlerai de ses défauts une autre fois : ils sont mineurs. Louis reçoit le respect et la sympathie de presque tous.

Toutes ces qualités n'empêchent pas sa Paloma de l'abaisser plus bas que terre et de s'acharner sur lui en le piétinant rageusement comme un paillasson, au sens figuré, bien sûr, car il est assez fort pour la faire tomber d'une chiquenaude. La voix marquée par un profond mépris, elle fait savoir à son homme qu'il est un bon à rien, une « chiffe molle », un abruti qui ne sait pas distinguer un fer à repasser d'un poulet rôti, une larve qui s'aplatit devant tout ceux qui prennent un ton de commandement, un crétin qui s'emmêle les pieds en marchant et, pour clore le tout, un sac d'excréments qui sent mauvais. De telles séances d'humiliation, publiques le plus souvent, surviennent brutalement, comme un orage d'été, à cette différence près qu'il n'y a pas de signes annonciateurs. Dans ces cas là, le Grand Louis se gratte un peu le crâne sous sa casquette, l'air interloqué, puis il semble comprendre quelque chose et il retourne à ses affaires, insouciant de l'orage qui passe.

Eh bien, cette anomalie du comportement, ma Jeanne l'avait héritée de sa mère. Le legs ne s'était pas fait devant notaire, mais dans la complicité qui, de temps à autre, unit mère et fille. Jeanne apprit cela comme un rituel qui lui parut important bien qu'elle n'en connût pas les raisons : peut-être que sa mère n'avait pas voulu détruire la belle image que Jeanne avait de son grand-père. C'est pourquoi mon épouse bien-aimée pratiquait elle aussi les séances publiques d'humiliation sur son mari, ton serviteur, mais uniquement en versions atténuées. En outre, elle ne le faisait guère qu'en présence de sa famille, lors de retrouvailles, comme ces chrétiens à la foi délavée qui oublient leur devoir d'assister à la messe chaque dimanche aussi longtemps qu'ils restent éloignés de leurs parents.

Avec cet élément de son héritage culturel, Jeanne tenait déjà une bonne raison de se méfier du sexe masculin. Il y en avait une autre, le fruit d'une épreuve personnelle qui aurait dû lui inspirer une aversion définitive à l'encontre de son complément mâle. Heureusement, elle a su trouver les moyens de sa guérison. Mais, craignant probablement de blesser notre amour, jamais elle ne s'est autorisée à me confier ce qu'elle a enduré ce soir d'été, pour son dix-huitième anniversaire. Je l'ai appris incidemment, par les bavardages de Claire, une de ses amies d'enfance.

Suivant en cela l'exemple de sa mère, Jeanne voulait la même liberté que les garçons, et même plus. On avait pourtant essayé de la mettre en garde contre les dangers qui guettent les jeunes filles sans défense : elle n'avait entendu là que balivernes pour la faire revenir parmi les « jeunes filles rangées ».

Pour des raisons que je ne te dirai pas, parce que je te sens impatient, celle qui ignorait encore le bonheur d'être ma Jeanne, la pauvre, n'avait aucune envie de fêter ses dix-huit ans, dix-huit années qui lui paraissaient conduire vers la détresse. Après avoir partagé en famille le gâteau d'anniversaire, elle était sortie seule, au cinéma.

Elle avait vu Brigitte Bardot, l'audacieuse star de l'époque, qui osait montrer les beautés érotiques de son corps, comme autant de récompenses promises à qui saurait la conquérir. Elle osait provoquer le désir sexuel chez les hommes pour mieux les séduire. A ceux pour qui les jeux érotiques paraissaient encore sales et diaboliques, ces exquises impudeurs disaient que l'amour charnel est une fête. Mais ce n'était pas une révélation pour Jeanne : elle avait déjà aimé, par l'esprit comme par la chair. Hélas, son amoureux l'avait quittée pour une autre, avant de partir pour la Guerre d'Algérie. Donc, le film ne répondait pas à ses préoccupations du moment.

De plus l'héroïne, non seulement accepte d'être considérée comme une idiote, mais elle croit que c'est juste; peu lui importe, pourvu qu'elle attire les hommes à ses pieds, les tenant en laisse comme des Pékinois, et les amenant à satisfaire tous ses caprices, le plus souvent ruineux. Jeanne ne voulait surtout pas jouer le rôle d'une « Ravissante Idiote », même avec les dédommagements que reçoit une poupée de luxe.

La nuit tombait. Le plus court chemin pour rentrer à la maison traversait la « zone », ces terrains inhabités dont je t'ai déjà parlé. Jeanne était sortie comme un garçon de son âge et aussi librement qu'un garçon, elle choisissait le plus court chemin. Elle n'allait quand même pas se faire accompagner comme ces filles arriérées ! En même temps que la nuit descendait, observant ce territoire à demi sauvage où elle avait joué si souvent dans son enfance, elle se souvint comme il regorgeait de belles cachettes où même les parents les plus malins ne savaient pas vous découvrir.

Alors, juste un peu trop tard, elle pensa qu'une fille court plus de risques qu'un garçon quand elle s'aventure ainsi seule et loin de tout secours.

Enfin la peur la saisit et elle se mit à courir.

Elle entendit des pas précipités, nombreux, et une bouffée de panique l'envahit. Mais déjà trois hommes l'entouraient de leurs bras tendus. Une grande main brutale s'abattit sur ses lèvres avant qu'aucun son n'en sortît. Elle eut beau faire appel à toute son énergie pour tenter, par tous les moyens, d'échapper à ces brutes, ils la bâillonnèrent promptement puis, à eux trois, ils la transportèrent aisément, comme un sac de pommes de terre, jusqu'à un creux tapissé d'herbes folles dissimulé au milieu d'un enchevêtrement de buissons et de ronces ; c'était là, autrefois, une de ses cachettes préférées, celle où elle se racontait les plus belles histoires.

Et moi, je ne te raconterai pas le viol.

Quand ce fut fini, l'un des criminels, celui qui semblait être le chef, défit le bâillon de la suppliciée : « Et voilà. Tu es une grande fille maintenant, pour de bon. Dis merci aux gentils messieurs. » Mais Jeanne se mit à vomir. Il s'ensuivit un échange de paroles violentes qui voulaient dire à peu près ceci :

« - Hé les gars On est tombés sur une cinglée, commença le chef.
- Ma parole, elle est complètement givrée, cette nana, répliqua l'un des complices.
- Complètement folle, renchérit l'autre. Elle a pourtant aimé ça. »

C'est alors que le chef des criminels prit les choses en main.

« - Mais c'est vrai qu'elle a aimé ça. Pas vrai que ça t'a plu ? Hein ! Ma salope. Vas-tu répondre ? Bon Dieu !...
- Sale ordure ! répliqua Jeanne chez qui une énorme vague de colère arrivait au galop. Tu n'es pas un homme. Tu n'es pas une bête non plus : aucune bête ne fait des choses pareilles. Tu n'es qu'un sac d'ordures.

- Heureusement pour toi que tu m'as fait du bien : ça me rend patient. C'est pas vrai, peut-être, que tu l'as cherché, salope ? En te promenant toute seule la nuit dans la zone, tu voulais y passer, hein ! Mais dis-le, Bon Dieu ! que tu aimes ça ! T'avais le feu au cul, salope, et ça te brûlait tellement qu'il en fallait bien trois comme nous pour l'éteindre ! C'est pas vrai, peut-être ?

- Comment peux-tu être aussi être aussi bête ? Toi, une ordure, me faire du bien ? C'est du mou de veau que tu as dans le crâne, pour penser une chose pareille !
- Fais gaffe à tes paroles, salope ! Ma patience est presque usée. Tu m'as fait du bien, je te dis !... Vu ?... Même que je t'aurais proposé de remettre ça, chez moi, de temps en temps, mais gentiment cette fois, et avec le grand confort. Vrai ! T'aurais pu devenir ma chérie, si t'avais pas été aussi cinglée. »

D'où vient notre tendance à prendre nos désirs pour des réalités ? Comment la combattre ?

Comme je te l'ai déjà dit, aux questions que pose l'angoisse existentielle, nous ne trouvons le plus souvent que quelques réponses approximatives auxquelles il nous faut croire : c'est pourquoi nous avons tous tendance à prendre nos désirs pour des réalités.

Une autre loi nous entraîne dans la même direction. Dans la réalisation de l'existence, si l'altruisme commandé par l'idéologie est prioritaire, l'égoïsme, le « moi-ici-maintenant » est notre « chouchou ». Pour peu qu'il apparaisse réalisable, nous lui accordons la préférence. Quand l'altruiste dit : « Non, il ne faut pas voler l'argent de ta grand-mère. » l'égoïste répond : « Elle n'en a pas besoin. ». Et nos trois violeurs, quand on leur dit qu'ils sont des criminels, ils répondent qu'ils sont, au contraire, des bienfaiteurs.

Tant que n'apparaît pas évident le tort qu'il cause à autrui, l'égoïste se persuade qu'il a raison. C'est en ce sens qu'il prend son désir pour une réalité. La culture est un moyen de contrer ce défaut : quand on est instruit de toute chose, il devient difficile de se cacher les conséquences de ses actes.

« - Tu ne m'as fait aucun bien ! Entends-tu, grand déchet ambulant ? A trois sur une fille seule, vous m'avez fait très mal, petits salauds et grands pétochards que vous êtes. Comme de petites lopettes vicelardes qui se mettent à trois pour tabasser un gosse au coin d'un bois.
- Tu ne veux pas dire merci à papa, malpolie ? Je m'en fous ! En tous cas, je t'ai bien eue, ma salope ! Tu as vu comme je bande sec ! Je t'en ai mis plein ton tiroir, ma jolie. C'est du bon, crois-moi : tu en as pour la vie ! Eh oui, ton beau petit cul est à moi, maintenant : il a été si bien fourré par mon pieu que toute la vie ça lui restera ! Et toute la vie il en redemandera. Ah oui, tu peux me croire, petite salope. Tiens ! Voilà mon numéro. Tu pourras m'appeler quand tu seras en manque... »

Un des complices l'interrompit brusquement.

« - Hé ! Fais pas l'con ! Tu veux qu'elle nous donne aux flics ?... »

Jeanne enchaîna.

« - Non ? Mais ce n'est pas vrai. Tu crois encore de pareilles sornettes ? Maisça date de Cro-Magnon ! Tu n'es jamais sorti de tes bois, pauvre arriéré.
- Eh ! Doucement...
- Ah oui ! Je t'ai bien baisée, donc je t'ai possédée. Tu crois encore ces sornettes, pauvre demeuré ! Tu n'a rien possédé du tout, rien de rien, tu m'entends !... Est-ce qu'un atome de vérité peut rentrer dans ta pauvre tête d'abruti ?... D'abord, ce que tu appelles « mon cul », en fait, c'est un endroit très propre, heureusement, puisqu'il ne sert qu'à l'amour et à la conception des bébés. C'est là que tu as planté ton bâton merdeux. C'est là que tu t'es branlé. Tu comprends, quand j'emploie ce genre de mots ? Comme si tu avais chié dans une chapelle. Particulièrement dégueulasse: tu as bien vu. Mais, après tout, cet endroit se lave aussi bien qu'un autre. Puisque « faire l'amour », tu ne sais pas ce que c'est, puisque tu es trop nul pour apprendre, tu aurais mieux fait de te branler directement sur la cuvette des chiottes. Tu serais peut-être un minable qui n'a rien trouvé pour plaire aux filles, mais pas un criminel en cas. »

Comme quoi trois idées fausses sur la sexualité font des ravages. Elles ont une origine historique.

Au cours de sa longue lutte pour l'existence, l'homme a beaucoup cogité pour satisfaire ses besoins importants. Il a presque toujours trouvé des réponses, lesquelles étaient adaptées à son époque. Mais, bien entendu, ses contemporains n'ont pas voulu refaire toutes les démarches qui avaient conduits à ces solutions provisoires : ils se sont contentés des recettes. Celles-ci, puisqu'elles touchaient à notre pérennité, sont devenues des articles de foi transmis de génération en génération, de plus en plus déconnectées du réel, et vivaces, malgré tout.

Elles ont dû se perpétuer de cette manière, les trois idées fausses que nous venons de voir en action : « le coït est sale, la femme adultère est définitivement souillée, la masturbation est une faiblesse honteuse ». Voyons la deuxième.

Il fut un temps, il y a de cela quelques milliers d'années, où les hommes comprenaient ainsi le phénomène de notre reproduction : « La femme est la terre, l'homme y enfouit sa semence. » Sur cette base erronée, il était logique de supposer que les graines qui n'avaient pas encore germé pouvaient se réveiller, soit en donnant un enfant, soit en y contribuant. Le mari qui voulait engendrer sa propre descendance devait donc veiller strictement à ce que son épouse lui arrive vierge et fût ensuite tenue à l'écart des autres hommes. Faute de quoi, elle risquait de lui donner des bâtards à la place de sa propre descendance. C'est en ce sens qu'elle était souillée. Et c'est cette dernière conviction, détachée de ses lointaines origines mais ancrée dans les têtes qui, telle un virus, continue de faire des dégâts.

« Elle a fauté, donc elle est souillée, donc c'est une putain. »

Le troisième virus, sous son air innocent, fait lui aussi des ravages. L'homme produit en surabondance du sperme et il éprouve souvent le besoin de l'évacuer. Si la masturbation lui est interdite, aussi longtemps qu'il n'a pas rencontré une amoureuse consentante, il doit subir la pression de plus en plus forte du besoin inassouvi. Est-ce qu'il n'y aurait pas moins de viols ?... d'incestes ?... de trafics sexuels dégradants ?... si le soulagement solitaire n'était plus considéré comme un vice destructeur de la virilité et même de la santé, s'il n'était plus honteux ?

Le vrai danger de la masturbation

Mais là, attention ! Nous risquons de contrarier Mômmanh. Dans les tablettes qui nous concernent, dans les structures de l'humaine existence donc, n'a-t-elle pas inscrit en lettres d'or la valeur primordiale de l'amour ! Si elle a fait ce choix, c'est après avoir constaté que la conquête amoureuse oblige à se dépasser. Pour gagner l'amour de sa belle, l'homme doit avancer sur les voies de l'existence, gravir quelques marches en direction de l'éternité ; il doit se faire meilleur qu'il n'est.

Tiens, à ce propos, il me vient une anecdote. A force de chercher comment résoudre les conflits avec ma bien-aimée Jeanne, j'ai trouvé quelques trucs. En voici un.

Si nous sommes engagés dans une querelle et que je n'y vois pas d'issue, je décide d'abord de me taire : le torrent de paroles et de cris venant de la partie adverse se transforme en un mince filet qui ne tarde pas à tarir. Mais je n'ai pas encore trouvé la paix : Jeanne s'est montrée insupportable à mes yeux et je ne peux m'y résoudre. Me voilà bloqué là, incapable d'agir, réduit à l'état de carpette. Alors, depuis que j'ai appris qu'il ne faut être l'esclave d'aucune exigence, je me dis : « Elle est invivable, cette virago. Eh bien, cherche-z-en une autre » ! Et, puisque pour séduire une femme, il faut d'abord être quelqu'un de bien, je me remets en marche petit à petit. Et devine qui je séduis ? Ma Jeanne, bien sûr ! Croyais-tu qu'elle allait laisser filer « quelqu'un de bien » ?

Voilà, ça, c'est le remède quand tout va mal entre nous. Il en existe un autre quand tout va bien.

Quand, depuis un bon moment, tout va bien entre nous, quand c'est le calme plat, l'ennui commence à s'installer ; il n'y a plus le moindre souffle pour faire avancer notre navire ; je sens que je ne vais pas tarder à me laisser aller, laisser mon énergie se vider en contemplant le temps qui passe sans moi. Alors, je me dis : « Cherche-z-en une autre ». Et oui, c'est le même remède.

Et il fonctionne tout aussi bien. Ma nouvelle conquête, c'est encore Jeanne !

Vois-tu bien les avantages que nous procure la pratique des conquêtes amoureuses ?

Il ne faut pas, donc, remplacer cette rude escalade des étoiles par de la branlette.

Mais, chez l'homme, il arrive que le besoin d'évacuer sa semence dans un corps de femme devienne obsessionnel à tel point qu'il pourrait conduire soit au viol soit à la maladie. Alors, et seulement dans ces extrémités, la masturbation devient une soupape de sûreté.

Retrouvons Jeanne, toujours aux mains des violeurs. La colère l'amène à prendre d'énormes risques : le chef du minable trio perd patience. Il réplique à la pauvre fille.

« - As-tu fini de dire des conneries ?
- Non, je n'ai pas commencé. Mais je peux toujours essayer. Tout ce que je souhaite maintenant, vois-tu...
- C'est ça !... Tu as été gentille, quand même. Alors, fais un vœu.
- Tout ce que je souhaite maintenant, c'est de vous voir crever tous les trois, la gueule ouverte, dans une fosse à merde.
- Hé les potes ! Qu'est-ce qu'elle veut, la salope ?
- Elle en redemande.
- Crois-tu ? C'est peut-être ça, mais elle est bien trop dégueulasse. Une bonne trempe, voilà ce qu'il lui faut. »
- Hé les potes, mollo ! J'ai une sacrée idée : on va bien rigoler, vous allez voir ! Dédé, passe-moi ta canette de bière... »

Jeanne n'attendit pas la suite. Echappant à ses bourreaux, elle bondit à travers les ronces et se mit à hurler, à la fois de terreur et de colère. Alors, miracle ! Des voix humaines lui firent écho et une bande de fêtards qui passaient par là vint lui porter secours. Faut-il te dire que ses trois tourmenteurs, les saccageurs d'amour, avaient déjà pris la fuite.

« - Comment ? Me dis-tu, ce viol particulièrement abject ne l'a pas traumatisée à vie ? - Eh bien, non. Elle a trouvé les moyens de s'en sortir. »

Comment rechercher leur origine pour se débarrasser de croyances gênantes.

Des croyances sont nées dans un lointain passé, à l'issue de réflexions approfondies qui semblaient tout à fait pertinentes. La foi les a durcies tels des rocs, puis le temps les a fossilisées et maintenant, elles empoisonnent notre existence. Eh bien, la théorie-fiction que j'appelle Mômmanh nous donne les moyens d'en venir à bout.

Comme en psychanalyse, il suffit de revivre par la pensée leur histoire. Alors, à la lumière des connaissances modernes, leur absurdité devient évidente. Puis les fossiles commencent à se désagréger avant de tomber en poussière.

Mais ma Jeanne ne connaissait pas encore Mômmanh. Et puis, heureusement, pour évacuer les séquelles d'un viol, elle avait d'autres remèdes.

Tout d'abord, elle avait étudié avec passion les processus de la reproduction chez l'homme : la superstition concernant une supposée souillure s'en trouvait diminuée d'autant. Ensuite, son éducation communiste lui avait appris ceci: le viol est lamentable certes mais, comme la théorie de « La Lutte des Classes » ne peut l'expliquer, le traumatisme durable qu'il entraîne souvent n'est dû qu'à l'imagination. Enfin, et surtout, ma Jeanne avait déjà connu l'amour : emportée par sa nature impulsive, elle avait ressenti plus fortement que d'autres les délices dont Mômmanh nous inonde à cette occasion. Elle voulait retrouver ce bonheur et ce n'étaient pas les saletés abjectes de ces trois abrutis qui l'en empêcheraient.

En tout cas, ce ne fut pas le viol qui la traumatisa le plus, mais le fait d'avoir été agressée par ses semblables. Son capital de confiance en l'être humain s'en trouva écorné d'autant, plus particulièrement en ce qui concerne la catégorie « mâle adulte ». Pour commencer, elle décida de ne plus s'aventurer seule dans les lieux dangereux et une série de cauchemars vint lui rappeler plusieurs fois combien cette sage décision était impérative : ainsi, elle se l'enfonça bien profondément dans le crâne.

Pendant quelques mois, l'acte que nos ingénieurs en poésie, je veux dire « les psychologues », qualifient de sexuel, l'« acte sexuel » donc, lui parut répugnant, lié comme il était au souvenir des violences que lui avaient infligées les trois criminels. Chaque fois qu'elle rencontrait un homme sain, - et il y en a quand même beaucoup -, elle voyait le masque de ces trois brutes se superposer à son visage. Mais elle parvint assez rapidement à l'arracher, ce masque de cauchemar. Bientôt, elle fut à nouveau capable, pour peu que l'occasion s'en présentât, de connaître une sexualité épanouie, comme le disent si bien nos sexologues, bien utiles pour m'éviter des répétitions.

Alors, et même après un viol abject, est-ce que les résidus encore vivaces de tabous ancestraux pouvaient arrêter le formidable élan qui l'emportait. Il fallait que fussent balayés ces empêcheurs d'aimer égarés dans notre époque, et ils le furent : ils disparurent comme les croûtes d'une vieille blessure enfin cicatrisée s'en vont, chassées par la chair neuve et saine. Dès que le moment fut venu, ma bien-aimée sut gagner le bonheur de faire l'amour, mieux que jamais.

Et maintenant, cher ami lecteur, veux-tu me rendre un service ? Me rappeler quel était le but de cette longue digression ? Ah ! Oui ! Je me souviens : Jeanne avait entrepris de m'expliquer pourquoi, de temps à autre, elle me maltraitait sans raisons apparentes.

« - Notre bébé sera bientôt là, me dit-elle, il doit trouver un foyer serein, pour bien se développer.
- C'est bien mon avis. Alors, il ne doit plus y avoir de scènes de ménage.
- Plus de scènes de ménage. Sinon, à peine arrivé, il aurait déjà une obsession : ficher le camp ! Et trouver d'autres parents !
- Quelle horreur ! Alors, tu ne chercheras plus à m'humilier, pas même devant ta famille ?
- Non, je ferai mon possible pour que ça n'arrive plus. D'ailleurs, tu ne le sais peut-être pas, mais après coup, je regrette et je te fais plein de gâteries pour que tu me pardonnes.
- Puisque tu me le dis, je crois m'en souvenir maintenant, de ces gâteries. Si je ne les ai pas remarquées, c'est que j'attends d'abord autre chose.
- Et quoi donc ?
- Des excuses pardi.
- Des excuses ! Ça, jamais !...
Jamais !... Tu m'entends ?... »

Pour cette fois, j'eus la sagesse de ne pas pousser plus loin la discussion. J'espérais que, plus tard, viendrait un moment favorable à la résolution de ce conflit.

Heureusement, je ne pouvais alors apprécier l'étendue des épreuves qu'il nous faudrait affronter avant d'y parvenir, car le courage m'aurait peut-être manqué et il me semble que je n'aurais pas vécu, passant sur cette terre comme une bulle de savon, à ceci près que cette dernière, cette bulle de vanité, ne souffre sans doute pas, même au moment de son éclatement.

D'ailleurs, même si la manière de me le faire savoir était contestable, Jeanne n'avait-elle pas raison sur le fonds, en jugeant que je n'étais pas digne de confiance ? Souviens-toi de la manière dont je concevais l'existence à deux !...

Comme quoi les révolutionnaires et leurs héritiers peinent longtemps avant d'appliquer intégralement les principes nouveaux.

1789 : « Liberté, Egalité, Fraternité ». Deux siècles plus tard, ce n'est toujours pas intégralement réalisé.

Quand survient une révolution, c'est-à-dire un remplacement de l'idéologie au pouvoir, il n'arrive jamais que les gens et les moyens matériels soient entièrement prêts : pour commencer, il faut bien se satisfaire d'une demi-révolution. L'égalité, par exemple, que Jeanne et moi devions nous disputer comme deux chiens voulant s'arracher un os, eh bien, il était impossible de la réaliser d'emblée. Il fallait bien attendre que le petit peuple fût gagné par le goût des études, qu'il eût les moyens d'aller à l'école, qu'il prit l'habitude de contrôler ses édiles plutôt que de leur faire aveuglément confiance, que les femmes fussent libérées des multiples grossesses et autres sujétions, et je m'arrête là, car je pourrais garnir ainsi dix pages...

C'est ainsi qu'en 1968, le décalage entre les promesses révolutionnaires et la vie quotidienne était particulièrement criant. Pour qui ?... Pour les jeunes évidemment, à l'âge où ils rejettent la sécurité des bouées familiales et se lancent à leur propre compte dans le tumulte de l'existence. Naturellement, ils commencent par faire un état des lieux. Cette année-là, une importante mise à jour leur parut nécessaire, révision que leurs aînés, englués dans les traditions, ne pouvaient comprendre.

En 1968 donc, les jeunes firent l'inventaire des promesses non tenues, celles de 89 aussi bien que des idées révolutionnaires adoptées depuis : la libération sexuelle, l'émancipation de la femme, la liberté existentielle, l'égalité des chances, l'égalité devant la justice, le contrôle des pouvoirs par le peuple... Cela fit un sacré ramdam. Papa de Gaulle ne s'en est jamais remis.

Notre génération a précédé celle des soixante-huitards. Elle n'avait pas les mêmes préoccupations. Cependant, au moins sur l'important projet de l'émancipation féminine, Jeanne avait pris de l'avance.

Tout ceci pour te dire que, ma Jeanne tant et si mal aimée, ainsi que ce trop cher moi-même, nous avions beaucoup de chemin à faire avant de réaliser une grossière ébauche de l'amour nouveau. Mais l'amour, lequel, après tout, est simplement la fusion de deux existences, n'est-il pas toujours nouveau, toujours à inventer, chaque jour, au fur et à mesure que nous gouvernons notre vie emportée sur le fleuve « Temps » ? Oui, bien sûr, mais nous l'ignorions : sinon, le malheur aurait peut-être passé son chemin.

L'Afrique devait participer à l'étape suivante de notre tâtonnante et trébuchante quête. Le Ministère de la Coopération m'avait proposé un poste en Haute-Volta, pays qui s'est depuis choisi lui-même son nom et que nous appelons maintenant « Burkina Faso ». J'ignorais jusqu'à l'existence de la République de Haute-Volta. Après avoir interrogé l'atlas et une encyclopédie, j'informai Jeanne de la bonne nouvelle. Elle accepta d'emblée.

Cependant, je trouvai curieux qu'elle ne prépare qu'une simple valise, rien de plus que si étions partis en vacances pour quelques jours. Prenant mes désirs pour des réalités, j'attribuai ce fait à la proverbiale inconséquence des femmes, incapables d'élaborer un plan d'avenir et de s'y tenir, parce que la réflexion les rebute ; elles sont ainsi sans défense devant les événements qui les surprennent et les bousculent. Heureusement, les hommes sont là. Chère Jeanne, si fragile ! Je l'en aimais doublement. Eh oui, imbécile heureux, j'étais encore plus stupide que maintenant.

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