Mon Amour de l'An 2000 Georges Réveillac

 

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Chapitre 4 (Première partie)

Alléluia

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(Si tu rencontres « Mômmanh », « existence », « besoin d'existence », va voir au chapitre 2)

J'ai encore un peu de nostalgie en revivant ces heureux jours où je me prenais pour Alexandre le Conquérant, en plus grand bien sûr, puisque je n'étais pas affligé, moi, de son incroyable vanité. Elle m'avait, la mâtine, aisément persuadé que si je n'étais pas tout à fait un dieu, porté par les ailes de l'amour, je ne tarderais pas à le devenir. Ah ! Que c'était bon ! Si le même compliment m'avait été fait par un pauvre boudin de nature humaine et de sexe féminin, empaqueté dans un emballage cadeau et tout chamarré de rubans carnavalesques, le tout coiffé d'un chapeau rigolo, quoique content, je n'aurais recherché auprès de son auteur que des rapports strictement humains, de ceux que l'on peut avoir avec une femme de la catégorie « pas baisable ». Et puis j'aurais eu des doutes sur la fiabilité de ces louanges.

Dans quelles conditions l'homme peut-il prendre ses désirs pour des réalités ?

Et alors ami lecteur ? Il ne t'arrive jamais, à toi, de prendre pour des réalités l'espoir de concrétiser certains de tes désirs, surtout s'ils sont très forts ? Oui, bien sûr, puisque nous sommes pétris de la même pâte. C'est l'un des avatars de l'appétit d'existence.

Nous questionnons notre environnement de façon à pouvoir l'utiliser dans la fabrique de notre existence. N'obtenant jamais de réponse absolument sûre, il faut bien nous contenter d'approximations plus ou moins fiables et mettre fin au doute pour agir.

« - Mais alors, si nous prenons nos désirs pour des réalités, nous courons à l'échec.

- C'est vrai. D'autres facteurs interviennent. Si le but poursuivi est abstrait, c'est-à-dire éloigné de nos sens, si les risques d'échec sont faibles, il est bien tentant de prendre ses désirs pour du solide. Pense aux dangers de la route : tant que tu n'as pas vu d'accident grave, tu n'y crois guère, n'est-ce pas ? C'est pourquoi la télévision devrait peut-être nous montrer les morts et les blessés, moyennant quelques précautions.

- Le paradis des soviétiques a duré moins d'un siècle alors que celui des chrétiens tient toujours au bout de 2000 ans. Or l'un était sur terre, concret donc, tandis que le paradis chrétien est à l'abri des curieux dans un ciel inaccessible, invérifiable, totalement abstrait ? Après 60 ans d'efforts, parfois démesurés, les soviétiques voyaient de leurs yeux que leur paradis en cours de réalisation n'était encore qu'une grande prison mal entretenue qui sentait le chou alors que les chrétiens eux, au bout de 2000 ans, peuvent toujours rêver à leur éden strictement interdit de visite.

- Tu as raison. Et il y a encore la force du désir qui entre en jeu.

Si elle est grande sans pour autant atteindre le sommet que constitue l'exigence, le désir trouvera à se satisfaire de manière raisonnable. Ainsi le chrétien ordinaire ne comptera pas seulement sur un paradis hypothétique pour assurer sa survie. Il la confiera avant tout au monde concret qu'il connaît : ses enfants, son patrimoine, ses amis, son pays...

Mais si la puissance du désir atteint le niveau de l'exigence, chaque fois qu'il sera impossible de la satisfaire, notre homme n'aura le choix qu'entre la folie et la mort. Ainsi, quelle que soit l'immensité de ses pertes, le joueur invétéré croit toujours qu'il va se refaire, autrement dit il prend son désir pour une réalité. »

Et voilà comment, tout habillé, sans même une bouée de sauvetage, j'engageai ma barque avec tous mes bagages sur la rivière opulente. Des tourbillons ? Des rapides ? Allons-donc !...

Vénus en personne, en chair et en os - les os ne m'intéressaient pas, mais il paraît que même les déesses en ont besoin -, Aphrodite donc m'invitait au banquet des dieux. Plus dure serait la chute quand, précisément sans parachute, du haut de l'Olympe, elle me précipiterait dans le bas-monde des mortels. Geignant, gémissant, handicapé par de multiples contusions, mes yeux, que la vive lumière de là-haut avait déréglés, incapables désormais de me conduire dans la pénombre où vit le monde humain, je réclamerais la mort qui, heureusement, était bien trop occupée ailleurs sur notre petite planète pour s'intéresser à moi.

Ah ! La garce !... Eh oui, c'est bien de mon amour qu'il s'agit. Et ce n'est qu'un début. La garce ! Je ne pourrais retrouver le vrai goût de la vie, avec malgré tout un bon zeste d'amertume, qu'en grimpant à quatre pattes le mont escarpé pour retrouver au sommet mon idole apitoyée, condescendante, et lui baiser les pieds, comme un chien aplati devant son maître, jusqu'à ce qu'elle me dise : « Michel, es-tu malade ? Allez ! Viens dans mes bras. »

J'étais son homme. Je le fus encore plus après l'essayage. Pardonne-moi d'avoir employé ce terme indécent. Pour faire l'amour, il faut avant tout s'aimer, mais cela ne suffit pas.

La deuxième condition importante, je ne devais la découvrir que plus tard, puisque Jeanne s'était bien gardée de me la dévoiler : il faut bien s'entendre. Les âmes des amants doivent être en symbiose pour que les chairs aient quelque chance d'entrer en fusion.

Il faut aussi deux corps faits pour s'accorder : vous savez bien que l'amour de l'éléphant pour la souris blanche restera toujours platonique, que la femme frigide et l'homme impuissant sont très loin de l'éclair orgasmique...

Doivent aussi s'accorder les fantasmes érotiques issus de la manière dont ton esprit a découvert l'amour charnel. Comment pourront-ils s'unir, l'homme qui ne peut jouir que dans un train express et la femme pour laquelle le décor d'un haras normand est indispensable ? Et comment y parviendront-ils, celui dont l'accessoire indispensable est une armure de chevalier et celle qui ne peut connaître l'extase si elle n'est vêtue d'une robe à crinoline ? Compatis donc à leur malheur, au lieu de t'en moquer.

Part de la technique dans l'art de bien faire l'amour.

Et enfin, même si Mômmanh a fait du corps des amants deux instruments capables de vibrer à l'unisson en une céleste symphonie, encore faut-il que tu aies appris la musique. Cet apprentissage est facile car Mômmanh nous a concocté les dons nécessaires. A cet art, je fus rapidement initié, guidé à la fois par mon instinct et par les conseils de Jeanne que son impétueuse curiosité avait engagée dans cette voie longtemps avant moi.

Quand toutes ces conditions furent remplies, et seulement à ce moment-là, nous eûmes enfin notre première visite aux étoiles. Et nous serrions l'univers dans nos bras. Et réciproquement. Si ! Si ! Et il me vint l'envie de dire « Merci ». « Merci qui ? » Pas « Merci Jeanne », puisqu'elle avait reçu le même cadeau. Alors, « Merci Mômmanh pour nous avoir si bien conçus. »

J'étais son homme. Mais l'autre Jeanne qui se cachait derrière la mienne et qui ne s'était pas encore manifestée, celle-là n'en était pas encore convaincue. De son point de vue, j'avais seulement mordu à l'appât. Elle devait ferrer sans tarder car, comme vous le savez, le temps des vacances qui est presque toujours le temps des illusions où chacun peut faire ce qui lui plaît - pour peu qu'il ne veuille pas la lune - et même se prendre pour un aigle, avant de se trouver à nouveau écorché et parfois humilié dans les dures chaînes des nécessités quotidiennes, cette trêve des vacances au pays des mille et une nuits est bien courte. Ne t'étonne pas si je te parle de vacances alors que nous avions tous les deux un travail : d'abord, nous l'avions choisi, cet emploi ; ensuite, il avait provoqué notre rencontre ; enfin, il nous resterait ensuite un mois de vraies vacances.

Il y avait donc, bien dissimulé dans la tête de Jeanne, cet impératif : il fallait que je fusse solidement accroché avant que nous eussions tous les deux repris le collier dans nos territoires respectifs et trop éloignés.

Voici comment elle s'y prit. Et malgré tout ce qu'il advint après, je te le dis : « Si ce chemin était à refaire, je referais ce chemin-là. »

Elle me dit : « Sais-tu que tu es beau, Michel ? Si tu t'habillais correctement, toutes les femmes te courraient après... » Une ribambelle de jolies femmes courant derrière moi : une magnifique traîne royale accrochée aux pas de « Sa Majesté Moi-Même », des brunes, des blondes, des rousses, des langoureuses, des malicieuses, des artistes, des sportives, des juste nubiles, encore pucelles, à qui j'enseignerais tout, de belles femmes mûres, expertes, qui me montreraient des plaisirs nouveaux... j'en avais l'eau à la bouche. Mais il m'a bien fallu cesser de saliver sous peine de devenir baveux, car Jeanne ne m'a plus laissé un moment de répit.

« Oui, Michel, tu es beau. Mais on dirait que tu ne le sais pas. Personne ne te l'a jamais dit ? »

En effet, tout en sachant que Quasimodo avait peu de chances de jamais faire l'amour avec Esméralda, je n'avais jamais cultivé la beauté comme moyen de séduction. On s'en méfiait comme d'un piège, dans le milieu paysan qui m'a élevé.

Tous les trois ou quatre étés, à la grande fête communale, on élisait Miss Saint-Hilaire-du-Désert. Ces reines de mon village avaient une beauté touchante, approximative certes, mais naturelle et suffisamment forte pour triompher des enlaidissements apportés par le coiffeur et les couturières du pays, beautés échappées par miracle du massacre que leur faisait alors la dure vie des champs. Ces reines de beauté de mon village n'ont jamais trouvé de mari.

Mais toi, mon jeune contemporain, tu appartiens à une époque tellement éloignée de mes jeunes années que tu risques de ne rien comprendre aux moeurs d'alors. Voilà une cinquantaine d'années, si nous n'étions plus à mi-chemin entre la préhistoire et l'An 2000, nous n'en étions guère éloignés. Alors que le Français moyen de notre époque vit dans une quasi opulence, le Français moyen de ce temps-là était pauvre. Le paysan de mon pays vivait en sabots, sur la terre battue, sans chauffage ni eau courante ni électricité. Beaucoup d'adultes, surtout les vieux, étaient édentés. Pour ces gens de la campagne, sans protection sociale, les soins médicaux étaient souvent encore considérés comme un luxe.

Les belles éphémères de mon village ne manquaient pas d'amoureux, mais ils se gardaient bien de tenter leur chance. Tous ces soupirants secrets reculaient à l'idée d'envoyer leur belle se salir au cul des vaches et de voir sa grâce exquise mutilée sous les callosités rougeaudes des rudes travaux de la terre. Ils craignaient aussi qu'une trop belle épouse gaspille beaucoup d'argent et de temps en futiles coquetteries plutôt que de se consacrer à nourrir la famille, en premier lieu, et ensuite, à gagner du « bien », c'est-à-dire de la terre avant tout. La beauté était alors un luxe : mes frères de la terre étaient trop pauvres pour songer à se l'offrir.

Ma mère, cette paysanne matoise, à-demi échappée de l'esclavage des champs, avait soigneusement évité de me faire savoir que j'étais beau. Outre celles induites par la tradition paysanne, elle avait certainement d'autres bonnes raisons pour cela.

Une fois cependant, une seule fois, elle fit une entorse à cette règle. J'avais alors une vingtaine d'années et, de son point de vue, j'avais brillamment réussi mes études puisque j'avais échappé au monde des petits paysans qui l'engluait. J'étais devenu un « Monsieur », et pourtant elle voyait bien que je n'attirais pas les filles. Pensant que j'en souffrais et aussi que je risquais de ne pas lui apporter les petits-enfants qu'elle attendait, elle décida, malgré tout, de m'inciter à séduire par ma beauté :« Michel, tu n'as pas encore d'amoureuse ?... Un beau gars comme toi ?... Je suis sûre qu'il y en a bien une douzaine alentour qui n'attendent que toi. Mais si tu ne leur dis rien, comment veux-tu y arriver ? »

La beauté ? Les fées que je ne savais pas séduire en avaient à revendre : elles devaient donc demander d'autres qualités. La preuve : en dépit de mon visage d'ange, aucune ne m'avait encore fait les yeux doux.

Pourquoi les femmes savent-elles distinguer les hommes de valeur ?

En fait, je n'étais pas loin de la vérité. Si la plupart des femmes apprécient la beauté des hommes, le plus souvent elles trouvent que la beauté des âmes compte autant. Et l'on pourra voir une belle femme aimer un bossu génial et généreux. Tel est probablement le sens du mythe « La Belle et la Bête ».

Car Mômmanh les a dotées d'une qualité surprenante : elles sont capables de ressentir et de mesurer la valeur d'un homme.

Cela se fait de manière intuitive : ainsi, elles savent reconnaître l'artiste bien qu'elles ne soient pas nécessairement capables d'apprécier ses oeuvres. Après tout - ou plutôt, avant tout -, ce sont elles qui choisissent le père de leurs enfants et il fallait bien que Mômmanh, dans sa multimillénaire mémoire, sélectionnât un moyen pour les aider.

D'instinct, elles savent reconnaître sous ses haillons, le chevalier errant, le poète maudit, le sage proscrit... Là où les experts éminents, aveuglés par leurs savants préjugés, jettent à la rue le génie révolutionnaire, qu'il soit Socrate ou Galilée, la femme sait reconnaître le repousseur du néant.

J'avais donc eu raison quand je m'étais dit : « Deviens quelqu'un de bien, et l'amour viendra par surcroît ». J'avais alors entrepris résolument d'éradiquer le mal qui me « coinçait ». Au fur et à mesure que j'avais progressé dans cette voie, j'avais pu lire dans les yeux et sur les lèvres de quelques fées les ébauches de sourires encourageants.

Gâter un enfant, c'est faire son malheur. Pourquoi ?

Quel était donc ce mal qui m'avait privé d'amour ? Encore un cadeau de Mômmanh, empoisonné, cette fois !...

Oui, souviens-toi : dans l'existence humaine, la préférence accordée à la joyeuse troïka « Moi, Ici, Maintenant » aura bien du mal à s'incliner devant la priorité due à la sévère trinité « Autrui, Univers, Pérennité ». Pourquoi Mômmanh a-t-elle ainsi prédestiné au malheur les enfants gâtés ?

Premier né et unique enfant de l'aîné d'une grande famille unie, mon père parti à la guerre pour une durée indéterminée qui s'acheva au bout de six ans, ma mère accaparée par tous les travaux de la ferme, mes grands parents juste à côté, en adoration permanente devant l'enfant-roi, je fus copieusement gâté. Quand un désir me venait, il me suffisait - dans l'ordre -, de faire un sourire enjôleur, ou de commencer à pleurer, ou de trépigner, et j'obtenais presque toujours ce que je voulais. Petit bonhomme, j'étais le maître de mon tout petit univers.

Comme c'était bon !...

Par la suite, je n'ai jamais pu y renoncer pour de vrai, tandis que mon univers s'est peu à peu élargi en direction de tous les infinis. Et puis, quelque chose qui ressemblait à un miracle s'est produit. A l'école de mon village, j'ai été d'emblée le meilleur élève, celui que l'on montrait en exemple partout à la ronde. Cette gloire a duré suffisamment longtemps pour que j'attrape la maladie.

Oui : la « Maladie », celle qui éloignait de moi les belles, celle dont je souffris au point d'appeler parfois la mort, celle qui me valut tant de déboires et qui, malgré tout, s'est révélée bénéfique puisqu'elle m'a permis de concevoir le présent ouvrage, le message que j'aimerais vous délivrer.

Après avoir été longtemps loué comme le meilleur élève de mon école de campagne, je finis par réaliser qu'une aptitude particulière me valait tous ces compliments : je comprenais plus vite et mieux que les autres. Il me vint alors l'idée que l'intelligence bien conduite pouvait rapporter beaucoup plus que les louanges de mon entourage. Oui, elle me donnerait le pouvoir de satisfaire tous mes désirs : guérir les maux, gagner la fortune, séduire les filles, vaincre la mort, conquérir le monde,... et pourquoi pas l'univers ? Mes exigences frustrées d'enfant gâté resurgirent avec une joyeuse et irrépressible violence. OUI ! OUI ! OUI ! J'allais de nouveau être le maître de toutes choses. Il me suffisait de tout comprendre : c'était aussi simple que cela. Et c'est ainsi que je m'attelai à la tâche insensée de tout comprendre. TOUT, TOUT, TOUT. Je voulais - Que dis-je ? -, j'exigeais d'être Dieu.

Tu me dis que, pour avoir un comportement aussi stupide, je devais manquer d'intelligence. Et le joueur alors ? Celui dont l'âme infirme exige un train de vie fastueux et qui, pour satisfaire ce tyran, fait appel au jeu jusqu'à la déchéance complète, celui-là est-il dénué d'intelligence, lui aussi ?

Donc, comme beaucoup de passions aliénantes, la mienne s'était formée en deux temps. Premièrement, l'enfant gâté que je fus avait acquis l'exigence d'être toujours le maître de toute chose. Deuxièmement, avec la découverte de mon intelligence, je crus tenir le moyen de satisfaire cette exigence, laquelle désormais ne connut plus de bornes.

Je fus victime du processus que j'évoquais tout à l'heure. Nous sommes parfois condamnés à prendre pour des réalités certains de nos désirs : ceux qui sont devenus des passions impérieuses et destructrices, des exigences.

La passion d'être Dieu m'aveuglait d'autant plus que son origine, ces exigences d'enfant gâté, se trouvaient enfermées dans l'inconscient. En effet, puisque tous ceux qui s'étaient penchés sur moi m'avaient inculqué une morale généreuse d'égalité, de solidarité, de lutte pour l'épanouissement de tous, mon égoïsme monstrueux ne pouvait s'exprimer que sous un déguisement. Je n'eus aucune peine à le trouver : il m'apparut, à l'évidence, que ce besoin de tout comprendre devait servir l'humanité.

Je dois t'expliquer maintenant comment ce défaut pouvait me rendre inapte à vivre.

Qu'est-ce que le stress ? Comment le stress peut-il déclencher les réactions existentielles ?
Comment le stress est-il indispensable à l'existence ?

Le stress commande notre existence. J'utilise ce mot au sens général donné par le chercheur canadien Hans Selye, inventeur du concept. Il a dit maintes fois que le stress, syndrome général d'adaptation, est indispensable à la vie et que son absence totale, c'est la mort. Donc, les éléments qui le déclenchent ne sont pas toujours gravement traumatisants ni frustrants. Une joie le provoque aussi bien qu'une douleur.

Le stress se manifeste quand nous percevons le goût ou l'avant-goût soit d'une privation, soit d'une satisfaction : une brûlure aussi bien que la crainte d'être brûlé, la saveur du premier baiser de même que l'espoir d'en goûter d'autres sont des stress. Cela réveille le désir qui est la voix de Mômmanh en chacun de nous. Elle se fait entendre à longueur de journée, et même la nuit, pendant les rêves.

Et, devine ce qu'est l'ennui ? L'absence de stress, tout simplement.

Pour répondre au stress, l'homme fait appel aux outils que lui a légués Mômmanh : des sens pour percevoir l'environnement, une intelligence pour le comprendre et trouver les moyens de s'en servir, des outils tels que les mains pour agir en conséquence.

Dès qu'il estime détenir une réponse valable au stress, l'esprit humain ordonne de passer à l'action. S'il reconnaît un plaisir, il ordonne de l'accueillir et de le prolonger, s'il voit une perspective de plaisir, il ordonne de chercher à le réaliser.

Pour obtenir la meilleure réponse possible au stress, quelles qualités doit développer l'homme ?

Cherchons le meilleur processus de réponse au stress.

Il faut développer la connaissance pour savoir comment agir sur la nature. Il faut développer l'adresse et ses prolongements que sont les outils pour faire subir à la nature ce qu'on veut. Au moment du stress, nous devons faire appel à ces aptitudes.

Il faut alors être capable de voir si les moyens dont nous disposons permettent de répondre convenablement au stress. J'insiste : il faut savoir apprécier correctement ses moyens, se doter d'une confiance en soi justifiée.

Au moment de l'action, ceux qui ont développé une excessive confiance en eux vont connaître des échecs. Ceux qui ont développé le défaut inverse, le manque d'assurance, échoueront aussi souvent car leurs gestes seront maladroits.

Une confiance en soi justifiée : supposons acquise cette qualité. Qu'advient-il alors à ceux qui sont esclaves d'une exigence impossible à satisfaire ? Ils ne pourront croire en leurs capacités pour cette mission impossible ; donc, ils iront à l'échec.

Voyons une ou deux expériences que tu as sûrement vécues.

Mon épouse, plongée dans les mots croisés, demande :

- Eléphant, comment ça s'écrit ? Je l'ai su, mais là, j'ai un doute...
- Eléfan, éléphan, éléfen ? Ah ça alors ! Moi non plus.
- Ecris-le à toute vitesse, sans réfléchir. Ainsi, ça va te revenir.
- Sans réfléchir ? On voit bien que tu ne me connais pas. J'essaie quand même... Rien à faire !
Et je fouille dans mes souvenirs, je cherche, je cherche... Et plus je cherche, plus l'ailépfen se disloque avant de disparaître dans le brouillard de ma mémoire.
Je finis par renoncer.

« Tiens, allons couper du bois pour l'hiver prochain. »

Je me retrouve au milieu de la forêt, là où l'orthographe n'intéresse personne. Eh bien, devine ce qui m'arrive ? Alors que je ne lui demande plus rien, la mémoire infidèle me rend le mot « éléphant ». Maintenant que je n'exige plus rien d'elle !

Tu comprends ce qui s'est passé ?

L'encre qui imprime l'orthographe des mots dans notre mémoire est souvent pâlotte. Si tu exiges de ton esprit qu'il retrouve, immédiatement et à coup sûr, un souvenir aussi ténu, c'est plus qu'il ne peut faire. Il n'a pas confiance en ses capacités, il s'affole, il trébuche, il répond n'importe quoi. Si au contraire, tu l'interroges sans y mettre d'exigence, il va chercher aisément la réponse. Et l'orthographe du mot « éléphant » se trouve consolidé dans ta mémoire.

Un autre exemple ?

Tu dois emprunter un sentier d'environ un mètre de largeur, au flanc d'une falaise, surplombant un vertigineux à-pic. Si tu tombes, c'est la mort à coup sûr.
Si le sentier était au niveau du sol, au fond la vallée, tu n'aurais aucune difficulté à le suivre. Mais là !

Supposons que tu aies l'exigence absolue de ne pas tomber. « Non ! Non ! Non ! Je ne veux pas m'écrabouiller en bas ! » Comme personne ne peut t'en donner la garantie absolue, tu n'as pas pas confiance en toi. D'ailleurs, tu commences à trembler...
Eh bien, tu te dis : « Si je tombe, tant pis. Mais il y a quand même peu de risques que ça m'arrive. Je sais marcher, quand même ! Tu n'as qu'à faire attention, mon gars ! Après, tu seras fier de toi. »

Et l'obstacle est vaincu. « Bravo ! »

En lieu et place de l'exigence absolue, tu as adapté ton niveau de vouloir à tes capacités objectives, retrouvant la confiance en toi justifiée ; tu as ensuite bandé ta volonté. . et l'obstacle s'est trouvé franchi.

Comment l'exigence de bonheur transforme-t-elle la vie en enfer ?

Eh bien, mon esprit malade n'était jamais satisfait des réponses puisqu'il exigeait l'impossible : l'intelligence absolue de toute chose y compris, donc, du plus insignifiant problème. Aucune des réponses esquissées ne m'inspirait confiance, mais il me fallait pourtant agir : avant d'ouvrir ma braguette pour satisfaire un besoin pressant, je ne pouvais attendre de savoir avec une certitude absolue s'il valait commencer à la déboutonner par le haut, par le bas, ou encore au milieu. Alors, mes gestes étaient si hésitants qu'il m'est arrivé de me souiller.

Et ce manque de confiance dans le moindre de mes gestes se manifestait chaque jour, à maintes reprises. Il m'est arrivé souvent de ne plus pouvoir parler, mon langage étant devenu une bouillie de sons informe. Il m'est arrivé d'avoir grand peine à conduire ma voiture, de ne plus savoir nager, même...

Mon état ordinaire était devenu celui d'une sorte de zombie : constamment absorbé par de douloureux problèmes, j'étais incapable de m'intéresser à quoi que ce fût. Si malgré tout on m'invitait à jouer, à danser, à discuter, voire même à manger, je le faisais d'une manière mécanique et maladroite.

C'est pourquoi, tant que je n'avais pas réussi à repousser mon démon, il ne m'avait pas été permis de faire l'amour. Il arrivait que se dessinât une ébauche de sourire engageant sur les lèvres de filles attirées par ma beauté : mais je me trouvais alors bien trop loin, de l'autre côté d'une barrière invisible, et de surcroît, j'étais incapable de leur communiquer la moindre information sur ma personne.

Cependant, ce n'était pas ce dernier défaut qui les rebutait : les plus patientes auraient malgré tout tenté de percer mes secrets, en espérant que leur curiosité serait bien récompensée. Non, ma condamnation sans appel venait de ce qu'elles avaient lu dans mes yeux : un égarement désespéré et tenace, le reflet d'une âme malade, rongée par un cancer, fermée à la vie, vouée à disparaître dans les limbes de l'oubli, limbes qui avaient déjà commencé d'engloutir leur proie vivante. Alors, voyant qu'il n'y avait rien à aimer derrière ma face d'ange, les belles s'en allaient.

Quand j'eus contraint mon vice à se replier dans l'oubli, je pus pratiquer le mode de séduction de mon époque. J'étais convaincu que, dans un couple d'amoureux, la beauté devait être l'apanage de la femme. A chacun son rôle. En jouant la symphonie de son corps, la femme montrait à tout moment le chemin du paradis terrestre ; en étudiant, en réfléchissant, en travaillant, en luttant... l'homme tirait de la nature les éléments qui feraient de cette divine promesse une réalité. La féminine beauté était la révélation de primordiales aspirations auxquelles la puissance de création masculine devait donner corps. Vénus ne pouvait être que la muse qui inspire le créateur : l'homme.

J'étais de mon temps : cette époque où l'on idolâtrait Brigitte Bardot dans des rôles de « ravissante idiote ».

Comment voulais-je séduire ? Par mon intelligence, avant tout. Du trou de campagne qui fut mon nid, autant boueux que bouseux, je croyais m'en être arraché grâce à mon intelligence supérieure. Je me voyais désormais acteur du monde merveilleux des villes, ce monde sans entraves qui avançait à grands pas vers l'opulence, la libération, la conquête de la terre et des étoiles. C'est du moins ainsi que je le voyais. Mais si tu crois que je méprisais les paysans d'alors, mes frères, tu te trompes ; je les plaignais et je voulais qu'ils fussent à leur tour libérés.

Alors ? Pourquoi sentais-je mon corps se dissoudre dans le bonheur quand elle me disait : « Sais-tu que tu es beau, Michel ! » ? Mais bien sûr, je m'en souviens maintenant ! C'est parce qu'en même temps, elle m'enveloppait dans un long regard amoureux, comme un pêcheur emprisonne son poisson dans sa tendre épuisette.

Elle m'aimait !... Alléluia !...

Cela signifiait en outre : « de cette maudite chape de plomb, mon esprit est enfin libéré, puisqu'elle le lit sur mon visage redevenu intelligent, curieux, ouvert, et tout et tout... » J'en conclus également qu'elle appréciait ce que je croyais être mes qualités essentielles, mes qualités d'homme : une intelligence bien faite, ouverte, capable de belles performances et un savoir déjà très étendu qui ne demandait qu'à se développer. Elle me dit que oui, bien sûr, elle appréciait ces qualités qu'elle avait cherchées en vain chez d'autres hommes. Pourquoi avais-je tant tardé à venir ?

Ensemble, nous allions mettre tout cela en pratique et réaliser des prouesses. Elle fit de moi son oracle. Dieu ! Que cela était bon ! Enfin, une fée appréciait ma valeur ! Enfin, une divine acceptait de tisser son existence avec la mienne ! ELLE était descendue des cieux pour venir me chercher ! Je serais désormais son maître et son esclave car c'était ainsi, paradoxalement, que je concevais l'amour.

Elle me demanda si je souhaitais avoir des enfants.

« - Comment ? Si je le souhaite ? Mais je le veux.
- Parce que tu crois que tout le monde veut avoir des enfants ? Certains n'en veulent absolument pas.
- Ceux-là, je ne les comprends pas. Mais comment peuvent-ils se priver d'une telle joie ?
- Des enfants, ce n'est pas toujours la joie, tu sais. Et puis on peut avoir d'autres buts, dans l'existence.
- C'est vrai... Je n'avais pas pensé à cela. Mais toi ?...
- Rassure-toi, je veux des enfants aussi. Nous avons de la chance. »

En ce temps-là, je trouvais encore tout à fait normal d'avoir de la chance. C'était une autre conséquence des gâteries qui avaient enveloppé mon enfance. Beaucoup plus tard, dans notre maison à la campagne, il y eut une période où nous consommions un chat par an. Non, pas en civet ! A l'automne, nous recueillions un chaton ; il passait un hiver confortable, bien au chaud, choyé par tous ; au printemps, l'envie de voir le monde le prenait : il partait en exploration et disparaissait, tué par un environnement dont il ne soupçonnait pas les dangers. Eh bien, quand je trouvais normal d'avoir de la chance, j'étais semblable à ces chatons. Heureusement, l'éducation de Jeanne n'avait pas eu ce grave défaut de lui donner une confiance excessive dans la vie.

« - Michel, combien en veux-tu ?
- Trois.
- Mais comment as-tu deviné ? Moi aussi, j'en veux trois.
- C'est encore la chance. Mais dis-moi, pourquoi trois ?
- J'ai été enfant unique : on s'ennuie, et puis on risque d'être gâté. Deux se chamaillent tout le temps ; et puis ce n'est pas une vraie famille ; et puis j'aime mieux le chiffre trois. Voilà.
- Et toi, Michel ?
- Ils pourront jouer ensemble et s'entraider. En cas de bagarre, ils pourront appeler leurs frères. Et puis cela nous fera une grande famille pour nos vieux jours. Enfin, cela augmentera nos chances d'avoir des petits-enfants.
- Oh, n'y compte pas trop. Mais dis-moi, tu ne veux que des garçons : et les filles, qu'est-ce que tu en fais ?
- Oh ! Les filles...
- Oui, les filles, comme moi. Tu vois ce que je veux dire ?
- Il en faut...
- Je sais qu'il en faut ! Mais toi, en veux-tu ?
- On n'a pas le choix. Si une fille nous arrive, il faudra bien la prendre.
- On l'élèvera pour faire le ménage et la cuisine. Elle pourra aussi repasser les chemises de ses frères...
- Holà, chérie, où vas-tu ? Tu sais bien que je suis un progressiste. Je défends l'égalité des sexes.
- L'égalité pour les autres, sûrement. Mais pour toi, hein ? On ne pourrait pas faire une toute petite exception ?
- Les filles, quand elles sont jolies et gentilles, c'est bien agréable. Mais je pense à leur avenir : elles n'ont quand même pas tout à fait les qualités qu'il faut pour être un homme.
- Eh, Michel, dis-moi que je rêve ! Si elles ne rentrent pas en cloque à la maison, la seule chance est de leur trouver un bon mari. Dis-moi si je me trompe.
- Heu... »

Je levai la tête. Elle était sortie faire un tour dans le camp. Elle marchait à pas précipités et il me sembla que sa respiration était saccadée. Elle ne tarda pas à revenir, arborant un sourire qui m'attira irrésistiblement dans ses bras. Son corps, tendu, était plutôt froid.

« - Chérie, ça va ?
- Oui, oui... Dis-moi, tu m'as bien raconté que tu as préparé ton bac dans une classe mixte ?
- Oui.
- Est-ce que les filles ont réussi moins bien que les garçons ?
- Non, je n'ai pas vu de différence ?... Ah oui, je vois où tu veux en venir. Tu sais, l'égalité des sexes, c'est tout neuf. Alors, comme tout le monde, je traîne avec moi des restes de vieux comportements.
- Oui, oui !... Pas n'importe quels restes. Alors, que ferons-nous des filles, s'il nous en arrive ?
- Nous prendrons ce qui viendra. Si par malheur... Pardon ! S'il ne nous arrivait que des filles, eh bien, eh bien,... je les aimerais comme des garçons.
- Ce n'est pas si mal pour un début... Oh là, là !
- Qu'est-ce qui se passe ? Tu t'es blessée ?
- Oh là, là !... J'ai peur !... Pourvu qu'ils soient normaux !...
- Ah ! Ce n'est que ça... Bien sûr qu'ils seront normaux ! En voilà, une drôle d'idée ?
- Cette idée me donne des cauchemars. Au réveil, je ne veux plus avoir d'enfants. Mais qu'est-ce qu'on peut y faire ? Hein, Michel ?... »

Le ton était plein d'espoir. Hélas, le savoir dont j'étais si fier n'apportait pas de solution à ce douloureux problème.

« - Je ne me suis jamais posé la question... Il me semble que non, nous n'y pouvons rien. Mais il n'y a pas d'anormaux dans ma famille, du moins parmi les deux ou trois générations que je connais ou dont on m'a parlé. Et chez toi ?
- Il n'y en a pas non plus, à ma connaissance.
- Alors, tu n'es pas rassurée ?
- Pas complètement. Tu sais, ce genre d'accident peut arriver à n'importe qui. J'en ai vu dans les hôpitaux. Oh ! C'est affreux !
- Voyons, Jeanne, les risques sont minimes. Chaque fois que nous prenons la voiture, nous pouvons avoir un accident grave. Y penses-tu ?
- Non.
- Pourtant, les risques sont plus grands.
- Ça me fait une belle jambe ! Bon ! Parlons d'autre chose. Nos enfants, ils feront de longues études. Tu es d'accord ?
- Bien sûr.
- Estelle deviendra avocate. A moins qu'elle ne soit une scientifique, une chercheuse.
- Qui est Estelle ?
- C'est ma fille.
- Ah bon. C'est donc la mienne également. Nos fils aussi pourraient devenir ingénieurs, docteurs, chercheurs, artistes renommés. Peut-être que je rêve.
- Alors, je rêve avec toi. Puisque tu es enseignant, tu sauras bien te débrouiller pour que nos enfants réussissent leurs études.
- J'essaierai. Mais tu n'as pas oublié que nous voulons l'égalité.
- Oui. Et alors ?
- Nous voulons donc que tous les jeunes réussissent leurs études. Et nous y arriverons !... ou presque. A ce moment - là, nos enfants auront les mêmes chances que les autres d'être plombiers, architectes, vachers-porchers...
- Ah non ! Pas vacher-porcher ! Mes enfants ne sentiront pas le lisier, pas plus que la bouse de vache, d'ailleurs, ni même le poisson ou la mangeaille. Et ils n'auront pas de grosses mains boudinées, encrassées par le cambouis, avec partout des callosités dures comme de la peau de caïman. Non, mes enfants seront des gens « bien »
- Eh ! Camarade ! Dis-moi que je rêve.
- Je sais ! Tout ce que tu vas me dire, je le sais. Ce n'est même pas la peine de commencer... »

Nous étions, en ce temps-là, communistes tous les deux. Encore une chance, non ?

« - Jeanne, tu sais ce que signifie “libérer l'humanité” : dans le monde communiste, tout homme pourra développer les dons qui, aujourd'hui, sommeillent en lui. Chacun sera suffisamment instruit pour comprendre ce qui se passe sur la terre. N'importe qui pourra être président, député, maire, général...
- Il n'y aura plus de guerre...
- Ah ! C'est vrai... Bon... En tout cas, ce ne sera plus comme à notre stupide époque, où nous gâchons des millions et des millions de talents...
- La mère Lopin ne s'usera plus le dos à faire des ménages, puisqu'elle sera danseuse étoile. Et le père Magloire ne gagnera plus sa vie en ramassant les vieux chiffons quand il sera pilote d'un vaisseau spatial...
- C'est facile de caricaturer. Peut-être que leurs petits-enfants connaîtront cette vie.
- Et les nôtres ? Ils feront les ménages ou le ramassage des vieux chiffons. Heureusement, ce n'est pas pour demain.
- Si je comprends bien, tu veux que tous les hommes soient égaux en dessous de nous. Voilà un problème... D'ailleurs, même si le Grand Soir n'arrive pas tout de suite, l'idéal de l'école laïque veut, lui aussi, que tous les enfants réussissent leurs études, et nous finirons par y arriver. Tu ne le souhaites pas ?
- Si. En attendant, je me bagarrerai pour que nos enfants fassent de bonnes études. Toi aussi, bien sûr ?
- Oui, évidemment...
- Quant aux autres, ils n'ont qu'à en faire autant. S'ils attendent que ça leur tombe tout cuit dans le bec, tant pis pour eux.
- Il faut quand même les aider.
- Bien sûr.
- Enfin, nous revoilà d'accord. Embrasse-moi, chérie.
- Michel ! Autre chose me tracasse. Tu sais que mon père est mort en déportation. D'autres parents, aussi, sont morts de la même façon, et des amis de la famille. Quand j'étais petite, je croyais qu'il était normal de vivre dans la peur.
- Et, avant, il y a eu la grande boucherie de 14/18.
- Oui ! Si nos enfants doivent mourir à la guerre, je n'en veux pas.
- Et si tu crains les accidents de voiture, que fais-tu?... Tu obliges nos enfants à circuler en char à bœufs ? La vie est pleine de risques : tu l'acceptes ou tu meurs.
- Des mots, tout ça. Tiens, imagine... Oh ! C'est trop dur!... On vient m'annoncer que mon fils de vingt ans est mort Tu ne peux pas savoir ! Il m'est impossible de penser une telle horreur Il n'y a pas de mots. S'il me faut envisager ça ?... je vomis la terre entière. Oh non ! Je ne veux pas d'enfants !...
- Voyons, chérie... Comme tu l'as dit, ce ne sont que des mots... Tu as sûrement déjà choisi plusieurs prénoms ?...
- Attends un peu, s'il te plaît... Laisse-moi me remettre.
- Excuse-moi, chérie. Allons faire une balade en montagne, si tu veux.
- Il est trop tard. D'ailleurs, ça va mieux... Michel chéri, il y a encore autre chose.
- Oui ?
- Parfois, il me semble que je ne suis pas capable d'avoir des enfants...
- Tu as vu un médecin ?
- Non ! Je ne parle pas de ce genre d'incapacité. Je pense à mon caractère. Il m'arrive souvent de faire des choses qui m'échappent. Après, je m'en veux, mais il est trop tard.
- Souvent, l'inconscient te commande : c'est normal. Ou bien ta volonté est parfois défaillante : tout le monde connaît cela.
- Non, il s'agit de choses plus graves.
- Je veux bien l'admettre si tu me dis de quoi il s'agit.
- Je vais essayer. Tu vois, ce n'est pas de la faiblesse, du moins pas au sens habituel car, la volonté, j'en ai trop : alors que les gens normaux en ont une, moi j'en ai plusieurs.
- Le dédoublement de la personnalité ?
- Mais non !... Laisse-moi continuer, s'il te plaît. Tu vois, en ce moment, je veux des enfants, je le veux très fort ; eh bien, il est possible que demain, je n'en veuille pas, et avec la même force.
- Tu es changeante, inconstante ?
- Oh ?... C'est quelque chose d'approchant. Par exemple, je suis toujours d'accord avec le dernier qui a parlé. Je n'arrive pas à tenir mes engagements. Mais j'en souffre, tu sais... Ah ! J'ai peur pour nos enfants... Tu m'aideras, Michel ? Hein ? Tu m'aideras, dis ?
- Bien sûr, Jeanne. Nous trouverons bien un moyen d'en venir à bout. »

Dois-je te dire que j'en profitai, plutôt lâchement, pour la serrer dans mes bras ? Ce qui se passa ensuite ne te regarde pas : tirons les rideaux...

Le ciel était redevenu serein. Jeanne me dit encore.

« - Tu me feras de beaux enfants, dis ?
- Oui, ils seront beaux comme toi.
- Beaux comme nous. Et intelligents, non ?
- Intelligents aussi, et tout, et tout... Ah ! J'adore les bébés ! Ils sont tellement mignons, avec leurs fesses roses. Je les dévorerais de baisers.

- Moi, je les préfère plus grands... Et côté face ! C'est très bien comme cela : nous nous relaierons.
- Oh mon Dieu !
- Quoi encore ? Qu'est-ce que tu magouilles avec ce dieu auquel tu n'as jamais cru ?
- Pourvu qu'on ne les rate pas ?
- Rater nos enfants ? Avec les moyens que nous avons, ça m'étonnerait.
- Tant mieux Michel ! Tu ne serais pas un peu trop sûr de toi, là ?
- Je ne crois pas. Chaque fois qu'un de nos enfants semblera prendre un mauvais virage, nous trouverons le moyen de redresser. »

Si tu me juges, je plaide non coupable : dans ce qui restait de ma folie d'enfant gâté, je croyais vraiment que mon intelligence nous apporterait le remède à la souffrance de Jeanne ainsi qu'à tous nos maux.

En fait, elle avait creusé plus loin que moi cette question essentielle : « Comment réussir ses enfants ? » Je l'en aimais d'autant plus. Pour moi, malgré tout, ils n'étaient guère plus que des idées ; pour elle, ils étaient presque réels, nourris de son corps, ses petits amours déjà lovés dans sa chair. Ne sois pas étonné : quand nous étions penchés sur ce sujet, Jeanne abandonnait toute stratégie amoureuse. D'ailleurs, elle ne m'a jamais menti dans ce domaine.

Autre question vitale pour notre amour : l'idéologie. De même qu'on ne peut accoupler de leur plein gré un perroquet et une salamandre, on ne peut marier pour de bon un musulman intégriste et une féministe athée. A ce propos, il me vient une anecdote.

Odette, une de nos amies , avait tété le communisme avec le lait maternel, au sortir de la Guerre 39/45, quand l'Etoile rouge de Moscou était pareille à l'Etoile de Bethléem qui guidait les rois mages vers l'Enfant Jésus dans sa crèche. Depuis, le Parti Communiste Français, le « Parti », avait décliné, décliné... Qu'importe, Odette restait cramponnée à sa foi. Un jour, j'eus l'idée stupide de vouloir la convaincre de rejoindre ceux qui cherchent une autre voie. Elle se leva d'un bond, rafla ses affaires sur le canapé, planta dans mes yeux un regard assassin et s'en alla, claquant la porte au passage. Quelques jours plus tard, parce qu'elle était bonne fille, elle voulut bien recevoir mes excuses. Elle m'expliqua : « Quand on attaque le Parti, ça me picote sur tout le corps, comme si tous les poils que je n'ai pas se dressaient d'un seul coup, prêts à s'en aller. Tu comprends ? »

Qu'est-ce qu'une idéologie ?

Mômmanh nous a créés pour réaliser son projet, lequel est aussi le nôtre : il faut développer l'existence le plus loin possible dans l'espace et le temps. Dans ce but, il nous faut établir un plan : pour cela, Mômmanh nous a dotés d'un cerveau capable de voir très, très loin. Ensuite, toujours grâce à Mômmanh, nous avons des mains pour le réaliser, ce plan.

Comme des nouveau-nés si frêles et démunis de tout, nous sommes propulsés dans cet univers mystérieux, sans rien de plus solide que notre insatiable appétit d'existence. Les bébés, eux, s'appuient entièrement sur leurs parents. Les premiers hommes, presqu'aussi démunis, tirèrent de la nature le peu qu'ils étaient capables de lui prendre. Puis, pour calmer leur angoisse dans ce monde si mystérieux et plein de dangers, ils inventèrent les « Esprits » : c'était ce qu'ils avaient trouvé de mieux pour remplacer leurs parents.

Plaçons-nous au temps de ces premiers hommes. Déjà, pour faire notre vie dans notre petite cabane et ses alentours, il nous faut avoir en tête une carte des lieux ; il nous faut aussi découvrir les endroits giboyeux, les chemins praticables, les plantes comestibles, quels êtres peuvent nous causer du tort et lesquels peuvent nous aider, qui peut soigner nos maladies; il nous faut apprendre quand vient l'hiver et quand vient le printemps, à quelle saison sortent les jeunes pousses, et quand on récolte... , bref, nous devons connaître notre univers. En même temps, nous devons aussi le comprendre pour l'accorder à notre soif d'existence. Comment fait-on un enfant ? Qu'est-ce qui fait pousser les plantes ? D'où viennent les maladies ? Qu'y a-t-il dans la tête des bêtes sauvages ?

Connaître et comprendre : cette double carte du territoire de notre clan est déjà bien complexe, mais quand il faut l'étendre à l'infini si obscur qui nous entoure, cela devient insurmontable.

Et quand, de surcroît, il faut y associer un nombre minimum de nos semblables, puisqu'il est évident que jamais nous n'y arriverons tout seuls, alors là ! c'est proche du cauchemar.
Cela devient la base d'une idéologie. Connaissant notre milieu jusqu'à ses frontières extrêmes, ou plutôt croyant le connaître, nous voyons ce qu'il est possible d'en espérer.
Vraiment pas grand-chose, en ce temps des premiers hommes.

Donc, à l'instar des petits enfants que nous sommes restés, nous cherchons à nous bricoler une bonne existence en farfouillant dans notre environnement. Très vite, nous découvrons que nous ne comprenons plus. Comment sont faits les bébés ? D'où viennent les maladies ? Où va le soleil la nuit ? Qui allume les étoiles ? Que devient l'esprit d'un mort ?

Puisque nous voulons vraiment continuer à comprendre cet univers, il nous faut maintenant chercher dans l'invisible, autrement dit dans le noir. Alors, nous échafaudons les hypothèses les plus plausibles pour guider notre pensée. « Les maladies sont apportées par de mauvais esprits. » « Le soleil, le soir, s'enfonce dans la terre par un grand trou. Il voyage toute la nuit pour ressortir le matin, à l'est, par un autre trou. »...

Et nous essayons de nous bricoler une belle existence, éternelle si possible, à partir de ces hypothèses.

Pourquoi l'idéologie s'appuie-t-elle sur une explication de l'univers ?

Puisque l'idéologie doit assurer toute notre existence, dans le présent, le passé et le futur, puisqu'elle doit nous permettre de dépasser la MORT, il faut que ses bases soient bien solides : les piliers ne serviront à rien s'ils sont plantés dans le brouillard et les sables mouvants, nous avons besoin d'une connaissance de l'univers aussi parfaite que possible.

Karl Marx a exprimé ainsi cette démarche fondamentale : « Comprendre le monde pour le transformer. »

Pour comprendre notre environnement, les explications naturelles et la méthode expérimentale - un os cassé se répare si on l'immobilise longtemps - ont toujours donné les réponses les plus fiables. Mais les premiers hommes ne possédaient presque rien de notre monumentale science moderne. Alors ils imaginèrent les esprits : c'était la plus rationnelle parmi les explications possibles de l'univers, en ces années de la préhistoire qui se perdent dans les lointains obscurs, des milliers et des milliers d'années avant nous. Ils créèrent l'animisme. Que pouvaient-ils faire de mieux ?

- « Qui donne la vie à tous ces êtres vivants ? »

L'explication qu'ils trouvèrent leur parut tout à fait lumineuse :

- « De même que l'homme est mu par son esprit, les animaux aussi, et même les plantes ont également un esprit. »

Le départ était donné pour inventer les prières, les offrandes, les sacrifices, la sorcellerie, l'immortalité de l'âme, les rites funéraires, les revenants... Car il ne suffisait pas de comprendre le monde pour assurer sa vie quotidienne, il était tout aussi vital de satisfaire le besoin existentiel d'immortalité.

Comment se fait-il que, le plus souvent sans se rencontrer, la plupart des peuples de toute la terre aient inventé l'animisme ?

Parce que c'était alors la meilleure réponse à leur angoisse existentielle trop souvent insupportable.

Quand l'avancée des explications naturelles rendit irrationnel l'animisme, les hommes inventèrent le polythéisme. Celui-ci dut bientôt céder la place au monothéisme, quoi que difficilement. Et maintenant, ce dernier peine à résister aux assauts du matérialisme, c'est-à-dire de l'explication du monde par les seules lois naturelles.

Ce matérialisme associé à la Déclaration Universelle des Droits de l'Homme constitue l'idéologie dominante à l'échelle planétaire. Elle n'est pas exempte de croyances. Quelle idéologie pourrait l'être ? Voici par exemple le dogme que la Théorie de la Lutte pour l'Existence conteste : « La matière seule a donné naissance à la vie puis à l'esprit. Notre âme est d'origine strictement matérielle ». Quand il croit tenir la preuve de communications à distance entre les molécules, le Docteur Jacques Benveniste se heurte à ce dogme : aucune trace d'esprit dans la matière minérale.

En conséquence, beaucoup de savants cherchent le ou les algorithmes très complexes qui leur permettront de créer une âme artificielle, de la même façon qu'on élabore un programme informatique. Mais si, dans ses implications biologiques, la Théorie de la Lutte pour l'Existence est juste, ce sont eux qui se trompent : les réactions physico-chimiques ne suffisent pas pour engendrer la vie ni, encore moins, l'esprit : il faut aussi l'action du besoin d'existence doté de sa sa mémoire archi-millénaire, tel qu'il est installé dans l'homme.

Mais ceci est une autre histoire. Retrouvons l'idéologie.

Ses piliers, nous les coulons dans le meilleur béton armé : après toute la peine qu'ils ont nécessité, nous n'allons quand même pas les remettre en chantier chaque jour. Notre cathédrale est enfin achevée : elle ne doit plus bouger pour des siècles et des siècles. Ses piliers sont désormais sacrés : ce sont les articles de la foi, les dogmes. Souvent, on va jusqu'à mettre à mort ceux qui les mettent en cause : maudits mécréants, maudits apostats, suppôts du diable, laquais de l'impérialisme,...

Les dogmes ne sont pas reconnus comme tels : ils sont La Vérité. « Jésus lui dit : Moi, je suis le chemin, et la vérité, et la vie. » (La Bible. Jean 14. 6) Cela nous aide beaucoup quand nous devons coûte que coûte mettre cette foi en pratique, voire sacrifier notre vie pour que la cause sacrée triomphe.

L'évolution des croyances au cours des âges se reflète dans la façon dont on a traité les fous.

Il y a longtemps, longtemps, on a cru qu'ils étaient habités par un esprit bienveillant et on les a honorés comme tels, allant jusqu'à leur demander d'annoncer l'avenir ou de guérir les malades. Ou, au contraire, on a pensé qu'ils étaient possédés par un esprit maléfique ; beaucoup plus tard, on n'était guère plus avancés puisqu'on les voyait possédés par le Diable en personne ; donc, on les a tourmentés pour faire sortir le démon, on les a même parfois brûlés comme sorciers. Au fil des millénaires et des siècles, ça ne s'est guère arrangé ; le Roi Soleil les a fait enfermer ; puis on les a soignés par l'eau chaude, l'eau froide, les purgatifs, les saignées, la camisole de force, l'électricité, les drogues, le divan... Entre temps, les nazis ont entrepris de les exécuter.

Et l'évolution culturelle continue son chemin, évidemment. D'erreur corrigée en nouvelle erreur, nous espérons qu'elle approche peu à peu de la vérité.

Le philosophe qui entre dans une idéologie laisse à la porte son attirail de philosophe. Car la philosophie met tout en doute, y compris la « Vérité » idéologique. Au sein des églises, religieuses ou athées, les philosophes sont remplacés par les gardiens de la foi, théologiens et autres idéologues.

C'est Mômmanh, probablement, qui nous a prédisposés à rechercher et recevoir la foi.

Le plus souvent, les temples de l'antiquité étaient des représentations de l'univers avec le ciel, la terre, le monde souterrain, le visible et l'invisible, le naturel et le surnaturel. Nos églises aussi. Ceci est à l'image de l'idéologie qui est notre maison d'éternité, non comme une tombe, mais plutôt comme un vaisseau qui parcourt l'espace et le temps, dans le présent, le passé et l'avenir.

L'idéologie est notre vaisseau sur l'océan de l'éternité. Si nous la quittons, nous sommes un homme à la mer qui va disparaître à jamais, quittant pour toujours la chaude sécurité du navire et tous ses compagnons de route. C'est pourquoi tant de gens se cramponnent à leur foi jusqu'à nier les évidences qui leur font si mal. Pour qu'ils tentent le grand saut, il leur faut au minimum une bouée de sauvetage et l'espoir de gagner rapidement un vaisseau plus solide.

Pouvons-nous vivre sans idéologie ? Vivre, peut-être, exister, sûrement pas.

Dans une famille, les croyances sont aussi importantes que les enfants, parfois même davantage. Les dieux d'autrefois, de temps en temps, vendaient leur assistance aux hommes en échange du sacrifice de filles et de fils chéris. Sur presque toute la terre, nous avons arrêté cet atroce marché conclu avec des chimères et nous avons transformé la plupart de ces dieux en mythes qui hantent nos musées, mais les idéologies modernes exigent toujours que, parfois, on sacrifie ses enfants, à la guerre par exemple, ou en dénonçant le fils devenu un dangereux criminel.

Chercher l'amour pour ceux dont la plupart des croyances sont opposées ? Impossible. Du moins, dans la mesure où ces croyances comptent beaucoup pour les intéressés. Tiens, voici une petite histoire à ce propos.

Une jeune femme avait entrepris de faire l'amour avec un admirateur des nazis : parce qu'il était beau, parce qu'il était intelligent, parce que c'était un artiste... parce qu'il lui plaisait en toutes choses excepté dans son idéologie exécrable. Elle réalisa qu'elle ne pourrait jouir alors que lui était en bonne voie pour atteindre l'orgasme. Révoltée à l'idée de lui faire ce cadeau, elle lui dit : « - Sais-tu que je suis juive ? ». Il s'interrompit. « - Oui, je suis une sale Juive. Les nazis ont gazé mes parents et brûlé leurs corps dans leur chaudière à chair humaine ? Et puis, sais-tu que je suis communiste ? Le moment venu, nous crèverons la bête immonde. Toi aussi, comme un cafard, nous t'écraserons. » Il rit :« - J'ai rencontré ta mère ce matin. », puis il prit son plaisir tout seul dans un corps inerte et glacé. Car Mômmanh a fait la femme ainsi : elle ne peut connaître la plénitude de l'orgasme si l'amour n'y est pas.

Eh bien, sur ce terrain miné des croyances, une fois de plus la chance nous sourit. Je n'eus même pas à entreprendre la tâche ardue de convertir Jeanne. Quel bonheur j'avais !... Ah mais !... Comme moi, cette magnifique fleur de banlieue « militait » pour rendre le monde meilleur et faire de la terre le « paradis des travailleurs ». Aussi bien que moi, elle savait comment procéder : il n'y avait qu'à suivre les directives du « Parti » tout en protestant de temps à autre - L'esprit frondeur français oblige ! - contre telle ou telle erreur qui ne saurait tarder à être corrigée grâce au « Centralisme Démocratique » et à la vigilance des « Camarades ». Ah ! Le bon temps, la merveilleuse époque où nos esprits, jusque-là aveuglés, s'ouvraient, ébahis et exaltés, sur l' « Avenir Radieux ».

Pour mieux nous exploiter, pour mieux nous faire entretuer dans leurs guerres, « pour mieux nous croquer, mon enfant ! », les classes dominantes avaient toujours su nous dissimuler la réalité, mais c'était bien fini. Comme moi, bien sûr, Jeanne lisait « l'Humanité : le Journal qui dit la Vérité ». Il est vrai que nous ne lisions pas les mêmes pages : j'étudiais les articles concernant la situation sur le « front de la lutte des classes » et la stratégie qu'il convenait d'adopter ; le plus souvent, Jeanne se contentait des mots croisés. En tout cas, à nous deux, nous étions bien informés et il était vain de chercher à nous tromper.

Bien que notre propre niveau de vie se fût sensiblement amélioré et qu'il n'y eût alors pas de chômage, la France était un pays en voie de paupérisation. - Si, si ! C'était écrit dans l'« Huma », pour qui savait lire.

Alors, nos regards attendris se tournaient vers l'heureux « Pays des Soviets », le paradis en cours d'édification où , grâce au gouvernement éclairé du parti communiste, tout était plus performant qu'ailleurs : les kolkhozes, les tracteurs, les camions, les barrages, les combinats... étaient géants, les vaches étaient plus grosses et donnaient davantage de bon lait pour que les enfants heureux du paradis soient encore plus beaux, les athlètes parfaitement formés étaient les meilleurs du monde, la glorieuse Armée Rouge était invincible...

Les soirs d'été, après d'opulentes moissons de blonds épis, kolkhoziens et kolkhoziennes, jeunes et beaux, en pleine forme après leur journée de travail, revêtaient leurs costumes traditionnels si riches en couleurs, puis ils dansaient et chantaient jusque tard dans la nuit blanche, leur musique parfois endiablée, parfois tendre et langoureuse, la musique populaire, bien sûr, la plus belle du monde.

Les U.S.A. restaient la principale force « réactionnaire » qui retardait le triomphe du communisme et le bonheur de l'humanité sur toute la terre. Mais le bouillant Khrouchtchev venait de lancer un défi au grand guignol yankee : dans quelques années - dix ou vingt, je ne sais plus -, le paradis des travailleurs aurait dépassé le géant américain, dans tous les domaines.

La « Dictature du Prolétariat » ouvrait les portes de la liberté : c'était la vraie démocratie, tandis que celle des pays libéraux, la nôtre, était fausse. Là, j'avais du mal à comprendre ; cela ressemblait trop au « Mystère de la Sainte Trinité » chez les chrétiens : il fallait accepter l'absurde. Celui qui suivait scrupuleusement les directives du Comité Central était un homme libre alors qu'un individu de mon genre ne l'était pas : j'avais trop tendance à ne penser qu'avec ma tête pour, ensuite, tenter de faire partager mes convictions, lesquelles se trouvaient trop souvent hors de la « Ligne du Parti ».

Un secrétaire de section, excédé, ne me dit-il pas une fois : « Il faudrait fusiller tous les intellectuels !... » C'était au cours d'une escapade au paradis des soviets, précisément. Il est vrai que le camarade secrétaire était peiné par la médiocrité généralisée que nous découvrions, semblable à une immense poussée de champignons immangeables ; il est vrai qu'il était ébahi parce qu'une jeune et jolie camarade soviétique, notre guide à Bakou, en Azerbaïdjan, lui faisait la cour dans l'espoir de gagner son billet pour l'enfer capitaliste français ; il est vrai que, dans le groupe, nous étions deux ou trois intellectuels qui posions des questions déraisonnables, allant jusqu'à mettre en cause les dogmes ; il est vrai enfin que nous avions beaucoup bu.

Néanmoins, une idée acide s'installa dans un coin de mon cerveau : « Au merveilleux Pays des Soviets, est-ce que ma place ne serait pas au goulag ? »

Mais, quand j'avais rencontré Jeanne, une quinzaine d'années plus tôt, notre foi était encore à peu près intacte. La totale liberté ne devait-elle pas venir prochainement, à l'avènement de la société communiste, phase ultime de la douloureuse histoire de l'humanité, après cette période de purgatoire où les « travailleurs de choc » édifiaient l'économie socialiste, protégés par la « dictature du prolétariat ». C'était cela le paradis terrestre à conquérir. Il n'y aurait même plus d'état ! Tu te rends compte ! Même si là encore, j'avais des doutes, ma foi gardait de solides racines accrochées aux trois matrices d'avenir, aux trois espoirs qui me gonflaient le cœur : l'égalité pour tous les hommes, la paix universelle, et la fortune pour tout le monde.

Un jour, j'ai vu mon père, un petit paysan, s'aplatir devant « Nout' Maît' », devant Monsieur le Propriétaire de la ferme ; il lui a même donné les plus belles poires de notre jardin, celles dont j'espérais me régaler. Dans le monde que les camarades allaient bâtir, ceci n'arriverait plus : la terre appartiendrait à ceux qui la travaillent, l'égalité serait autre chose qu'un mot ; nul n'aurait plus à se mettre à genoux, chacun aurait sa place assise au grand banquet de l'existence.

Tu as bien remarqué ces gens, nos semblables malgré tout, installés aux premières loges du grand théâtre, ces gens qui, même lorsqu'il y a des places libres, nous écrasent les doigts quand nous essayons de grimper à l'échelle sociale. En langage communiste, cette cohorte des ennemis du peuple, porte un nom : ce sont les classes dominantes, les responsables de la misère humaine. Eh bien, dans le monde nouveau, il n'y aurait plus de talents, de génies même, mort-nés, étouffés dès leur première étincelle, tant par la volonté des classes dominantes que par manque d'enseignement, d'argent, de temps... Partout sur la terre on verrait se lever des millions de créateurs qui, de leurs audaces, transporteraient l'humanité entière dans un rêve merveilleux : le rêve qu'elle poursuit depuis ses premiers pas trébuchants dans l'obscurité hostile et qui a tant de fois tourné au cauchemar, ce vieux rêve enfin devenu une marche triomphale.

Nous vivions une période transitoire, mais la fin de l'Histoire était proche. Car, selon le prophète Karl Marx, l'Histoire n'était autre que la Lutte des Classes avec tous ses rebondissements : hommes libres contre esclaves, seigneurs contre manants, capitalistes contre prolétaires... Mais les classes dominantes connaissaient leur dernier avatar : le capitalisme. Bientôt, grâce aux communistes, la terre entière serait délivrée du joug capitaliste ; ensuite, l'un après l'autre, les pays libérés édifieraient l'économie socialiste, ceci grâce à la dictature du prolétariat qui serait impitoyable envers les saboteurs, ces vils laquais des méchants capitalistes. Ces vraies démocraties, pas les fausses comme la nôtre, les démocraties populaires soumises à la dictature éclairée du prolétariat accoucheraient de la société communiste Alors, la « Lutte des Classes » alias l'Histoire prendrait fin, comme une voiture tombe en panne quand il n'y plus de carburant, puisqu'il n'y aurait plus de classes. Dans ce monde désormais sans « Histoire » règnerait l'homme nouveau, définitivement sage et bon.

Ami, tu sais bien que « les gens heureux n'ont pas d'histoire ».

Plus de brigands ni de crapules; les rares conflits seraient réglés par la voie de la sagesse : les douleurs hurlantes des corps torturés, les douleurs incurables des morts avant l'heure, le désespoir de ceux qui cherchent de quoi refaire leur vie dans les champs de ruines, toutes ces horreurs ne seraient plus que les souvenirs d'épouvante d'une histoire révolue. Il n'y aurait même plus d'état, figure-toi ! Eh oui, puisque l'état ne sert qu'à assurer la domination d'une classe, on n'en aurait plus besoin. Le ciel serait toujours bleu, la terre serait notre jardin, tout le monde serait beau et resterait longtemps jeune, tout le monde aurait droit à la cuisine raffinée, à l'émotion des arts, aux plaisirs de la montagne et de la mer, à l'équitation, au yachting... Tout le monde serait riche ! Et que sais-je encore ?

Que reste-t-il de ces amours?

Qu'est-ce qui a provoqué la chute du communisme dans le bloc soviétique ?

Donc, une idéologie s'appuie sur une explication de l'univers. Et celle-ci est toujours fausse, étant donnée l'insuffisance de notre savoir. Elle est toujours fausse et pourtant ses articles de foi doivent être immuables. Comment diable sortir de cette impasse ?

Tout simplement : par la liberté. Libres, les hommes pourront chercher d'autres voies. Certains ne manqueront pas d'utiliser cette permission et de temps à autre, l'un d'eux trouvera de quoi améliorer l'idéologie.

Or, les communistes n'en voulaient pas de cette « liberté bourgeoise » puisque, comme tant d'autres avant eux, ils croyaient détenir la « vérité » définitive. En effet, ils croyaient détenir l'explication scientifique de l'histoire, ce qu'ils appelaient «matérialisme historique ». Cette science n'était pas à discuter, mais à mettre en pratique. C'était la bonne médecine pour les maux du peuple et il fallait laisser les bons docteurs faire leur travail. Voilà ce qui conduisait à la dictature des partis communistes.

On peut dire que l'idéologie communiste était une prison pour la pensée, comme l'avait été si longtemps l'Eglise qui fit taire Giordano Bruno, Savonarole, Galilée et tant d'autres. Nous reverrons cette question plus tard. Disons seulement que c'était une idéologie fermée. Pour l'ouvrir et lui permettre d'évoluer, il aurait fallu deux éléments : la liberté en premier lieu et la possibilité offerte aux idéologues du parti de remettre en cause les dogmes, sans pour autant les ébranler inutilement, ce qu'ont su faire les communistes chinois grâce à leur pragmatisme.

Pour aggraver la situation des communistes soviétiques, le matérialisme historique orthodoxe enseigne que l'économie socialiste est la meilleure alors qu'elle n'a jamais produit que la médiocrité généralisée, quand ce n'était pas la pauvreté.

L'économie libérale s'appuie lourdement sur l'égoïsme et l'économie socialiste fait largement appel à l'altruisme. Connaissant le grand amour de l'homme pour son ego, vous savez pourquoi le capitalisme triomphe. En pays capitaliste, pour un propriétaire d'entreprise, le moyen ordinaire de faire fortune, c'est d'amener ses employés à produire un maximum de richesses. Ainsi, en travaillant pour son cher « Moi », il contribue à l'enrichissement du pays. En pays communiste, pour un chef d'entreprise, le moyen ordinaire de faire fortune était de plaire aux dirigeants, de ne pas mécontenter ses employés et de détourner les biens de l'état. Travaillant lui aussi pour son cher « Moi », il contribuait trop souvent à l'appauvrissement de son pays.

Je dois admettre malgré tout que l'économie socialiste a parfois donné satisfaction, ce qui relançait d'autant les espoirs placés en elle. En y regardant de plus près, je constate que c'était dans de courtes périodes où le patriotisme était indispensable pour assurer l'existence de la nation. Ainsi les Soviétiques ont-ils travaillé très dur pendant la Guerre 39-45, quand ils luttaient pratiquement seuls contre les armées nazies : les femmes avaient des journées de dix-huit heures à l'usine. Et, après la libération, quand il s'agissait de bâtir un monde meilleur sur les ruines de l'ancien, les peuples des pays communistes fournissaient encore de gros efforts. Et puis, au fur et à mesure que le danger s'éloignait, l'égoïsme, le préféré de l'homme, a fait savoir que son heure était venue. Et c'est ainsi que tous les pays socialistes se sont enfoncés dans la médiocrité généralisée, la production à grande échelle de camelote et de rebuts en tous genres.

Dans une dictature communiste, l'économie n'est pas la seule à souffrir. Toujours en raison de cette fichue préférence pour le « Moi-Ici-Maintenant », les hommes du pouvoir finissent par céder à la tentation de s'attribuer toutes sortes de privilèges. C'est pourquoi il faut établir des contre-pouvoirs.

Absence de libertés, absence de contre-pouvoirs, absence de libéralisme en économie : voilà les trois principales causes des échecs communistes.

Que de douleurs vaines pour quelques erreurs !

« - C'est bien abstrait, pratiquement irréel, me dis-tu.

- Eh bien, torture tes méninges, maintenant que tu connais le prix de l'erreur. Quand on gouverne les hommes n'importe comment, on obtient forcément n'importe quoi. Que sont devenus les peuples que nos actions généreuses ont contribué à libérer ? Tous ceux de l'empire soviétique ? Et les Afghans ? Et ceux de l'ex-Yougoslavie ? » Sont-ils plus heureux que ceux de l'empire chinois qui « gémissent » encore sous le joug communiste ? Quelle est ta part de responsabilité dans leurs malheurs> ? »

N'est-il pas temps de s'efforcer de comprendre l'histoire afin de réussir, peut-être, à maîtriser cette dangereuse cavale folle ?

C'est aujourd'hui une évidence : la charpente du grand cirque de Moscou était défectueuse. Le chapiteau s'est effondré, pitoyable linceul pour les morts du Goulag et leurs bourreaux, en attendant le jugement de l'histoire. Et maintenant que le pays des soviets s'est écroulé tout seul, sans que personne y touche, tel un gigantesque soufflé au fromage, que reste-t-il de ce merveilleux projet qui devint une entreprise monstrueuse ?...

Et ces camarades que nous (Jeanne et moi) avons tant aimés, ceux qui ont trouvé en eux-mêmes des ressources insoupçonnées, qui ont donné tout leur temps, leur énergie, leur amour, et jusqu'à leur vie ! Dans l'épopée communiste, ces braves vont-ils devenir des damnés de l'Histoire ?...

Certainement pas ! Ils porteront la charge de leurs erreurs, mais ils porteront aussi le mérite d'avoir essayé. En voulant nous bâtir un monde pour l'avenir, ils ont mis le feu à la maison. Pendant ce temps, certains de leurs frères s'employaient exclusivement à faire fructifier leurs propres biens.

Ceux qui à la bataille de Stalingrad nous ont sauvé de l'enfer nazi, méritent-ils d'être condamnés à l'enfer dans nos mémoires ?

Honneur à ceux qui se lèvent pour nous sortir des sables mouvants. A force d'essayer, nous finirons bien par y arriver.

Et la Chine, dans cette histoire ? La Chine, ce géant qui paraît bien décidé à devenir la première puissance mondiale, cet empire né en même temps que l'Empire Romain, mais qui est toujours debout, lui, et plus vaillant que jamais, la Chine est toujours dirigée par son parti communiste. Quand l'URSS tentait de sortir de l'ornière en introduisant les libertés démocratiques chez des peuples qui ne savaient pas les utiliser, fonçant ainsi vers le chaos, la Chine adoptait l'économie libérale en s'efforçant de la contrôler d'une main de fer. C'est ce qu'elle appelle « économie socialiste de marché ». Et elle a réussi un formidable décollage économique. Son parti communiste, après avoir abandonné l'économie socialiste et plusieurs autres dogmes, est-il toujours marxiste ? Par là, je me demande s'il continue à chercher une explication matérialiste et scientifique de l'histoire afin que les Chinois deviennent aptes à se gouverner eux-mêmes. Est-il en route vers ce type d'idéologie à la fois éclairée et ouverte que j'appelle de toutes mes forces dans cet ouvrage ? Il ne me coûte rien de l'espérer.

Pourquoi faut-il qu'une idéologie soit ouverte ?

Je crois que la Chine a trouvé dans sa culture multimillénaire les outils pour sortir le communisme de l'impasse où il se détruisait. J'y vois à l'œuvre principalement deux vieilles traditions : l'idéologie ouverte, telle que je la préconise, et le bon vieux pragmatisme chinois. Pour la première, le culte de l'empereur s'est toujours accommodé d'autres idéologies comme le taoïsme, le confucianisme, le bouddhisme tandis que notre christianisme se voulait hermétiquement fermé. Pour la seconde, elle est parfaitement illustrée par Deng Xiaoping réintroduisant l'économie de marché : « Peu importe que le chat soit noir ou gris : s'il attrape les souris, c'est un bon chat. »

Une idéologie ouverte a deux qualités : la tolérance et la possibilité de se remettre en cause.

La religion catholique et le communisme qui s'est développé sur ce terreau sont deux idéologies lesquelles se sont montrées très intolérantes quand elles étaient au pouvoir, et rien ne prouve qu'elles soient guéries. Partant du principe qu'elles seules détenaient la vérité, elles ne supportaient pas les concurrentes qu'elles persécutaient, parfois avec une grande cruauté ; d'ailleurs : « Quel mal y pouvait-il y avoir à extirper le mal ? ». Ce faisant, elles s'interdisaient les changements qui surviennent grâce au fouet des critiques, se privant ainsi d'améliorations que les connaissances des contestataires auraient pu leur apporter. Or, quelle idéologie peut détenir une connaissance définitive du réel ? Elles étaient donc enfermées dans la prison de leurs certitudes, et leur peuple avec elles.

Est-ce le prix à payer pour que les dogmes soient bien solides ? Non, c'est stupide, au contraire. C'est stupide de se priver des progrès que les connaissances nouvelles peuvent apporter. Ainsi a-t-on fait des sacrifices humains, aussi inutiles que cruels, pendant des millénaires. C'est encore stupide parce que c'est un carcan pour la pensée qui n'a pas le droit de s'aventurer hors des sentiers sacrés, de s'aventurer là où se cachent justement les sources des découvertes les plus fécondes. Les dogmes ainsi consolidés sont en réalité des piliers de plus en plus vermoulus qui finissent par s'effondrer à grand fracas lors des révolutions, quand le fossé entre les croyances et la réalité est devenu infranchissable.

C'est peut-être pourquoi la France, aux traditions dogmatiques, n'a pu évoluer qu'à coup de révolutions (1789, 1830, 1848, 1870...) alors que les pays de tradition protestante progressaient plus vite et obtenaient souvent de meilleurs résultats, grâce à leur ouverture d'esprit.

Et je ne parlerai pas de la joie des explorateurs dans les territoires infinis de la science et des idées !

La deuxième qualité de l'idéologie ouverte est l'aptitude à se remettre en cause. Mais comment encourager cette démarche sans ébranler les piliers de la foi, les dogmes sacrés. Car, souviens-toi, pas plus qu'on ne peut rebâtir sa maison chaque jour, on ne peut douter à tout moment de sa foi ; et ce d'autant plus que, mis à part les philosophes, la plupart des gens sont tenus par moult obligations qui leur laissent peu de temps pour penser.

Comment sortir de ce dilemme ?

Tout simplement.

Que le peuple vaque tranquillement à ses occupations et garde la foi simple du charbonnier. Pendant ce temps, les intellectuels et plus particulièrement les philosophes explorent l'univers à la recherche de connaissances nouvelles ; ils ont toute latitude pour s'aventurer hors des frontières fixées par les dogmes.

Et les idéologues, les gardiens de la foi, laisseront faire quand un dogme sera remis en cause ?

Non !

A moins qu'ils ne soient en même temps des philosophes, capables de tout discuter. Ils seront voués à être déchirés entre leur foi et la raison.

Faudra-t-il qu'ils soient solides ! Et généreux !

Revenons à cette époque gonflée d'espoir. Eh oui ! J'étais communiste et Jeanne, ma fleur éclatante de la banlieue rouge, l'était aussi. N'était-ce pas merveilleux ?

Nous l'étions pour des raisons différentes, mais Jeanne, fine mouche, se garda bien de me le faire savoir. Pas plus que moi, elle ne voulait donner toute sa vie au « Parti ». Tous les deux, en attendant que fût réalisé le paradis des travailleurs, nous voulions profiter des plaisirs qu'offrait déjà notre société capitaliste pourrie et nous engager dans ses promesses qui semblaient à portée de main : gagner de l'argent, voyager, bâtir notre maison... En outre, Jeanne avait bien senti, sous mes paroles de militant exalté, que j'étais un renégat en puissance et elle s'en accommodait. N'étions-nous pas d'accord pour l'essentiel, c'est-à-dire l'égalité des hommes, la nécessité d'ouvrir au plus large son esprit, la recherche d'explications naturelles pour toutes choses. C'était suffisant. Enfin, presque.

J'étais une graine volante, arrachée au terreau qui l'avait nourrie, en quête d'un sol nouveau pour y implanter sa vie. Issu d'un milieu de petits paysans catholiques, instruit par l'école de la République, j'étais viscéralement attaché à l'idéal d'égalité. J'étais arrivé au Parti Communiste parce que l'explication du monde selon Marx m'avait séduit. En particulier, il croyait avoir fait de l'histoire une science suffisamment fiable pour en tirer des applications pratiques : conduire à coup sûr l'humanité vers un avenir radieux et cela me plaisait beaucoup.

« Comprendre le monde pour le transformer », avait dit Marx. Vois comme C'était conforme à mon désir obsessionnel : « Comprendre le monde pour le maîtriser ».

La volonté de comprendre : quand elle n'a pas comme chez moi un caractère névrotique, voilà ce qui caractérise les intellectuels. Rien d'étonnant alors si, au lendemain de la Deuxième Guerre Mondiale, ils furent des milliers comme moi, les historiens en tête, qui devinrent plus ou moins communistes. Depuis, les uns après les autres, ils se sont presque tous retirés, le plus souvent sur la pointe des pieds, comme moi.

Mais j'étais encore loin de ce bouleversement.

Jeanne, elle, vivait toujours dans son terroir d'origine et continuait de s'en nourrir : je vous l'ai dit, elle était une fleur de la « Banlieue Rouge ».

L'histoire prétendument scientifique, le matérialisme à la fois dialectique et historique, ne l'intéressaient guère. Elle avait bu le communisme au sein maternel. En outre, elle y était attachée par tous les martyrs de sa famille, les héros de la Résistance, son père surtout, victime du décret « Nuit et Brouillard », dont le corps ainsi que la mémoire des jours douloureux qui succédèrent à l'arrestation, avaient délibérément été égarés dans l'enfer nazi. « Nacht und Nebel » : cela sonne si joliment pour qui ne sait pas.

Donc, elle venait de la « classe ouvrière », et moi, de celle des paysans pauvres. Nous étions d'authentiques enfants de prolétaires, nous n'appartenions pas à la classe capitaliste et à ses laquais. Bien nés, exempts des vices tenaces que l'éducation bourgeoise inculque aux siens et qui leur fait l'âme noire, dans le monde nouveau que nous aidions à bâtir, nous appartenions à la noblesse nouvelle, celle qui devrait, en principe, exercer la « dictature du prolétariat ». Nous étions l'incarnation d'un grand monument de Moscou que nous vénérions, à cette époque, comme l'un des plus beaux du monde : « L'Ouvrier et la Kolkhozienne ». Nous réalisions l'alliance de la faucille et du marteau.

Pourtant, notre capital de noblesse était déjà sérieusement écorné : de bonne naissance, certes, nous venions tout juste d'entrer dans la catégorie bâtarde des fonctionnaires, et parmi les moins honorables, de surcroît, ceux qui ne travaillent pas de leurs mains. Nous n'avions plus droit au titre de travailleurs. Pour aggraver notre cas, nous avions choisi d'être des intellectuels, des suspects enclins à l'hérésie. Mais nous n'avions pas encore conscience de cette discrimination, tout juste esquissée, et nous chantions à pleins poumons :

« Debout ma blonde, chantons au vent,
Debout amis !
Il va vers le soleil levant,
Notre pays. »

L'ouvrière et le kolkhozien, la faucille et le marteau : le marteau peut servir à forger la faucille. Je n'y avais pas encore pensé.

Eh bien, je ne devais pas tarder à le découvrir.

Je te l'ai déjà dit : à cette période d'appareillage de notre amour, nos deux existences paraissaient faites pour se compléter, comme deux moitiés d'un puzzle extrêmement compliqué.

Notre accord semblait si parfait que j'étais quasiment certain d'avoir trouvé la seule femme que je pusse aimer sur toute la terre, celle que je cherchais depuis si longtemps, L'« Unique » au milieu des deux milliards d'autres, la « Femme de ma Vie ». Ah mais ! Quelle chance !...

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